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Un nouvel âge d’or pour les mathématiques en entreprise?

17/5/14

 

Un nouvel âge d’or pour les mathématiques en entreprise?

Photo Jean-Pierre Bourguignon / Président, Conseil européen de la recherche / May 13th, 2014

Les compétences mathématiques sont devenues stratégiques pour les entreprises et les plus avancées mobilisent des scientifiques de haut niveau, aux prises avec des questions théoriques fondamentales. Mais le rôle de plus en plus crucial dévolu aux matheux s'accompagne d'exigences nouvelles, et de responsabilités inédites.

ParisTech Review – Alors que des programmes informatiques de plus en plus performants traitent des données de plus en plus complexes, y a-t-il encore besoin de mathématiciens dans les entreprises ?

Jean-Pierre Bourguignon – Plus que jamais ! Nous vivons même un moment historique, et je ne suis pas certain que les mathématiciens et les dirigeants d’entreprise en aient bien pris la mesure. Pour le dire simplement, les domaines qui mobilisent les mathématiques avancées sont aujourd’hui considérablement plus nombreux qu’il y a vingt ans. Ils sont aussi plus stratégiques.

Il y a deux ans, s’est tenu sur cette question un séminaire du Medef animé par Philippe Martin, qui était alors directeur de la recherche chez Veolia. Il était apparu avec netteté que la proportion de métiers dans lesquels on avait besoin de profils d’ingénieurs à dominante mathématique s’accroissait considérablement. Les « matheux », il y a encore quelques années, c’étaient 8 à 10% des ingénieurs. À court terme, on devrait être à 20%. Ce qui signifie à la fois qu’il faudra en tirer les conséquences en termes de formation, que les ingénieurs déjà formés mobiliseront davantage leurs connaissances mathématiques, et que ceux dont c’est la spécialité seront particulièrement recherchés.

Il faut faire la différence entre le business classique, où des logiciels standardisés font une part croissante du travail via des tunnels informatiques, et l’économie nouvelle, où le contenu mathématique nécessaire s’est élargi. Nous voyons aujourd’hui apparaître de nouveaux métiers et de nouveaux modèles économiques, dans lesquels les statistiques et le traitement des données jouent un rôle important. La collecte, la structuration, la transformation et l’exploitation des données collectées passent par des processus mathématiques de très haut niveau. Derrière les graphes et les images, il y a des algorithmes complexes, et la formulation de ces algorithmes est au cœur de la création de valeur.

S’agit-il principalement de mathématiques appliquées ?

Pas seulement, car les avancées technologiques stimulent des travaux de recherche en mathématiques fondamentales et beaucoup de choses restent à faire du côté de la théorie. En fait, dans ce nouveau contexte, les mathématiques fondamentales ne peuvent être disjointes des mathématiques appliquées : elles doivent être considérées comme un tout.

Ce n’est pas une nouveauté absolue : dans le monde académique, l’école mathématique française n’a jamais séparé les deux domaines. Mais le monde de l’entreprise s’en est longtemps tenu aux mathématiques appliquées. Il est en train de changer de culture et ménage une place de plus en plus significative aux mathématiques fondamentales. Je ne pense pas seulement à Google et aux spécialistes des flux de données, mais à certains industriels, notamment des firmes allemandes comme Mercedes ou Siemens, qui sont ici en pointe.

Prenons un exemple : les capteurs intelligents, qui sont au centre de la ville numérique et équipent déjà les objets connectés. Ces capteurs ont une fonction de compression des données, qui vise à les rendre utilisables et transposables. Cela se fait par le moyen de différents filtres et la qualité de ces filtres, vous vous en doutez, est absolument essentielle. Or ces filtres, ce sont fondamentalement des algorithmes : la qualité du filtre va de pair avec sa sophistication mathématique.

Les technologies mobilisent donc toujours plus de maths, et des mathématiques de très haut niveau, au croisement de la recherche fondamentale et du développement d’applications. Dans ce monde émergent, les compétences des matheux valent de l’or.

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Mais ces compétences, justement, ne sont-elles pas amenées en retour à évoluer, d’être ainsi placées au centre du jeu ?

Assurément, et c’est un enjeu crucial, sur lequel on ne saurait trop insister. Il est devenu essentiel que les mathématiciens de très haut niveau puissent parler et se comprendre avec des interlocuteurs issus d’autres disciplines ou exerçant d’autres métiers. La formation classique des matheux se posait peu ce genre de questions : ils étaient là pour faire des maths, c’est tout. Dans le nouveau paradigme, marqué par la continuité entre mathématiques fondamentales et appliquées et par la présence des mathématiques fondamentales au cœur du monde économique, la question de la communication est centrale.

C’est pourquoi la place des matheux en entreprise est aujourd’hui une question à plusieurs entrées. Il est évident que les entreprises ont besoin d’eux. Mais eux-mêmes, pour répondre à cette demande, sont appelés à développer de nouvelles compétences, à changer, en fait, d’identité professionnelle. Les matheux doivent désormais être capables de répondre à des demandes multiples, ce qui requiert non seulement une certaine souplesse, mais aussi une vision claire et informée du reste de l’activité. Leur fonction, de plus en plus, est d’identifier des solutions ; cela demande de bien comprendre les problèmes, c’est-à-dire de comprendre des problématiques métier qui sont a priori hors de leur champ de compétence.

Cette évolution est en cours, mais dans certaines entreprises elle a déjà eu lieu. J’évoquais Mercedes et Siemens, mais on pourrait citer aussi Saint-Gobain, un industriel français qui produit des verres de haute qualité pour des usages variés, du photovoltaïque au bâtiment en passant par les transports. L’ancien directeur de la recherche, Jean-Claude Lehman, a monté il y a dix ans une petite équipe de mathématiciens. Au tout début, ils étaient peu sollicités. Mais en quelques années on s’est rendu compte que leur apport avait une grosse valeur ajoutée, et ils reçoivent désormais des demandes de collègues très différents au sein de l’entreprise. Cela les amène à s’intéresser à des disciplines (la physique des matériaux, l’électrochimie) et à des activités également très variées.

Je vais vous donner un autre exemple, qui atteste à la fois la valeur ajoutée associée aux mathématiques et l’effort spécifique demandé aux mathématiciens aujourd’hui. Dassault Systems est une entreprise de systèmes informatiques, étroitement associée au monde de l’aéronautique de défense. Elle a connu un premier succès avec Tatra, un logiciel utilisé pour la conception d’avions. Celui-ci a ensuite été transformé en progiciel, destiné à gérer un environnement de conception, puis par extension un environnement de construction. La gestion d’un tel environnement est extrêmement délicate, et vous imaginez bien qu’elle est déterminante aussi bien en termes de qualité que de délais et de coûts. Tant la conception que la construction sont réalisées par plusieurs entreprises, dont les activités sont intégrées dans un ensemble informatique d’une grande complexité : ce qu’on fait entrer dans la machine, ce ne sont pas seulement des algorithmes de base, mais aussi des savoirs relevant de la physique des matériaux, de la mécanique des fluides, de l’électronique… La modélisation et l’intégration de toutes ces dimensions mobilisent des équipes entières de mathématiciens de haut niveau.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car Dassault Systems cherche aujourd’hui à prendre position sur un nouveau marché : la ville intelligente, avec l’ambition de fournir à ses clients un outil informatique qui intègre toutes ses dimensions – des réseaux de transports à la biologie environnementale en passant par les flux énergétiques… Ce projet très ambitieux, qui devrait aboutir à un horizon de dix ans, comprend bien sûr une partie informatique au sens « classique » du terme (gestion d’informations, c’est-à-dire collecte, structuration et exploitation de données), mais aussi une intégration de connaissances dans un modèle d’une extrême sophistication. Et là encore, on ne parle plus simplement de développement informatique, mais de mathématiques de haut niveau. C’est ainsi que l’entreprise se développe et se réinvente à partir de cette compétence initialement périphérique, et désormais centrale, qu’est sa capacité de modélisation mathématique.

L’enjeu économique des mathématiques ne doit donc pas être sous-estimé. Marwan Lahoud (EADS) dit souvent qu’Airbus est meilleur parce qu’il y a plus de maths dedans. Il a raison ! Et les exemples ne manquent pas. Je parlais récemment avec le directeur de la recherche de Nissan-Renault à Chennai. En Inde, il n’est pas très compliqué de fabriquer des voitures : il y a des compétences et la main d’œuvre ne coûte pas cher. Mais il est plus difficile de les faire rouler, du fait des embouteillages. L’élément différenciant, le siège de la valeur ajoutée, c’est donc la navigation embarquée… c’est-à-dire des maths. La valeur ajoutée des mathématiques se mesure ici directement en parts de marché.

Les mathématiciens, au sein des entreprises, se sont ainsi rapprochés du cœur de l’activité : leur travail est en prise directe avec les réalités économiques. C’est une évolution considérable.

Il y a encore dix ans, on avait l’impression que l’informatique aidant, les ingénieurs devraient désapprendre les maths et apprendre tout le reste. C’est bien différent : les maths ont gagné en importance. Je ne suis pas sûr que les mathématiciens aient pris toute la mesure de cette évolution. Ils gagneraient à élargir leur champ et se montrer plus ambitieux. Il est en tout cas fondamental qu’ils soient curieux d’aller vers d’autres savoirs, qu’ils soient capables de comprendre des problèmes – même, et surtout, des problèmes mal posés. Car c’est de cela qu’est faite la vie en entreprise.

Faut-il alors faire évoluer la formation des mathématiciens ?

Sans aucun doute, en favorisant les échanges et en ménageant dans leur cursus une ouverture vers d’autres disciplines.

Il ne s’agit pas simplement de développer la curiosité intellectuelle des étudiants au nom d’un idéal d’éducation, mais bien de comprendre les exigences de l’époque. C’est vrai pour les mathématiques comme pour les autres disciplines. La sophistication technologique mobilise des compétences scientifiques plus profondes et plus variées. Dans un GPS, par exemple, il y a des corrections de relativité générale (http://www.science.gouv.fr/fr/dossiers/bdd/res/2749/de-la-relativite-au-gps/). Il y a vingt ans, à Stanford, j’avais été surpris de voir deux jeunes ingénieurs de l’aéronautique suivre les cours que je donnais sur ce sujet. Mais ils avaient simplement compris, avant les autres, que ce leur serait utile.

Stanford me semble d’ailleurs un bon modèle pour développer une culture technique en lien direct avec la recherche fondamentale. Les étudiants y sont encouragés très tôt à passer du temps dans les labos. Ils sont aussi incités à effectuer un internship qui sera valorisé dans l’accès aux graduate schools (bac + 4 et 5). Dans le même esprit, et pour en revenir à nos matheux, il est bon qu’ils sortent de leur tour d’ivoire.

Mais s’il semble essentiel aujourd’hui de se frotter à d’autres disciplines, cela ne suffit pas toujours. Nicole El Karoui, dans un article paru dans ParisTech Review, pointait cette difficulté dans le domaine des mathématiques financières : il n’est pas facile, en quelques mois, de former des statisticiens de haut niveau qui aient aussi une bonne compréhension de l’économie financière, de ses dynamiques, de ses métiers, de ses modes de régulation…

Elle a raison, et cela appelle d’autres remarques plus générales sur la place des matheux dans l’entreprise. Essayons toutefois de prendre un peu de distance pour remettre les choses en perspective. La finance est justement un bon point d’observation, puisque la sophistication mathématique de certains produits financiers a été mise en cause après la crise des subprime. Chaque banque avait son propre département de quants, et chacun développait un produit adapté à son secteur, à sa banque… en veillant jalousement à ce que les concurrents ne puissent pas profiter des informations collectées. Or ces modèles étaient fondés sur des éléments stochastiques, c’est-à-dire aléatoires : pour qu’ils soient robustes, il fallait qu’ils soient nourris avec beaucoup de données. Et précisément les données à ce moment sont devenues rares et précieuses ; elles ont été privatisées au lieu d’être mises en commun, et on a donc élaboré des modèles insuffisamment robustes. Un des éléments qui ont conduit à la crise, c’est donc la coïncidence d’une excroissance théorique et d’une pénurie de données. Les banquiers n’ont pas compris qu’il aurait fallu partager les données.

On peut en tirer plusieurs leçons : que dans ce cas, tout d’abord, les applications ont dominé la partie théorique ; ensuite, qu’il est essentiel de remettre les données dans le domaine public – dans ce cas particulier il s’agit clairement d’un bien commun. Enfin, il est évident que les matheux n’ont pas su se faire entendre, et c’est un point sur lequel j’insisterai. Dans le contexte que nous avons évoqué lors de cet entretien, il me semble essentiel que la communauté mathématique puisse être entendue, car les enjeux économiques qui sont associés à ses travaux sont désormais considérables.

On peut entendre cela de deux façons. Pour les entreprises, il y a un intérêt particulier à faire « monter » des matheux, à ce que des compétences aussi stratégiques soient représentées au plus haut niveau. Les mathématiciens ne sont pas au pouvoir. Et beaucoup de dirigeants, par simple ignorance, leur font faire des choses dommageables – pour l’entreprise au premier chef, mais aussi pour son environnement, comme on l’a vu dans le cas de la finance. Certaines entreprises ont compris l’importance de valoriser ces compétences : chez Schlumberger, par exemple, les matheux et les scientifiques en général sont bien traités dans l’échelle de salaire (disons plus précisément qu’ils sont aussi bien traités que les autres) et ils sont présents au plus haut niveau hiérarchique. Dans le même ordre d’idées, la forte reconnaissance dont bénéficient les docteurs est certainement l’un des atouts des entreprises allemandes.

Mais le message s’adresse aussi aux mathématiciens : ils forment une communauté très connectée, d’environ 100 000 personnes dans le monde, qui partage une même culture, un même langage, et qui a l’habitude des réseaux. Il est essentiel qu’ils se donnent les moyens de se faire entendre lorsque les enjeux l’exigent, lorsque sur un sujet majeur – le climat, la finance, l’économie, que sais-je ? – des modèles mathématiques sont mobilisés. Et pour se faire entendre il est essentiel qu’ils comprennent l’intérêt majeur de discuter et d’être à l’écoute. Ils sont désormais au cœur des entreprises et du mouvement du monde. Cela 

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