La preuve d’un véritable effet « générationnel » n’est pas rigoureusement apportée. Il convient de prendre de la distance avec les « représentations spontanées » sur la génération Y et de proposer aux managers une analyse rigoureuse.
« Capricieuse génération Y »1, « Comment bien manager les nouvelles générations »2, « Je suis de la génération Y, et alors ? »3, « Les “Y” : une génération prometteuse ? »4. Figurant depuis 2013 dans le Petit Robert, la « génération Y » donne lieu à de nombreux discours dans l’espace public, en particulier sur son rapport au travail, ses attentes et ses comportements en entreprise. Derrière ces discours apparaît l’image d’un manager parfois déconcerté et démuni face à une génération dont les codes, les valeurs et les pratiques tranchent avec ceux de leurs aînés. La solution résiderait dans un management « intergénérationnel » qui adapterait ses pratiques aux caractéristiques spécifiques de chaque génération. Cela exigerait aussi de la part de l’entreprise une évolution de son environnement technologique et de ses modes d’organisation du travail, pour tendre vers le modèle de l’entreprise 2.0, supposé plus conforme aux logiques d’action des jeunes. Peut-être… Cependant, au fondement de ces décisions, on trouve des hypothèses trop peu souvent explicitées sur ce qui différencie vraiment la génération Y des autres générations. En outre, les données ne sont pas toujours mises en perspective dans l’environnement socio-économique et technologique dans lequel ont grandi ces jeunes.
En sociologie, le terme de « génération sociale » s’applique à un ensemble d’individus appartenant à la même tranche d’âge, qui évoluent au sein d’un même environnement géographique et culturel, et qui ont été confrontés à des réalités économiques ou politiques où ils ont expérimenté des avancées techniques, intellectuelles ou sociales dont les conséquences sont particulières pour eux du fait de leur âge.
Si les bornes temporelles retenues pour définir la génération Y ne font pas consensus, 1975 peut être considérée comme une date charnière pour au moins trois raisons. D’abord, 1975 marque un tournant technologique majeur (téléinformatique, Minitel, Internet, micro-processeur, ordinateurs personnels, etc.) conduisant à l’entrée massive des technologies de l’information et de la communication dans la vie privée.
Ensuite, 1975 marque l’émergence de la société de la connaissance, caractérisée entre autres par une élévation globale du niveau de formation (40 % des jeunes nés à partir de 1975 vont obtenir un diplôme de l’enseignement supérieur) et le développement de la formation « tout au long de la vie ». Enfin, grandir en Europe de l’Ouest à partir des années 1980, c’est voir progressivement s’élargir le territoire où l’on peut circuler sans entraves. Cependant, qu’il s’agisse du niveau de formation, de l’accès aux technologies ou de la mobilité internationale et géographique, d’importantes disparités existent selon les milieux sociaux. Quand on parle de « la génération Y » en France, on se réfère généralement aux jeunes ayant grandi dans une culture occidentale et appartenant aux classes moyennes ou supérieures.
L’examen des caractéristiques marquantes de l’environnement socio-économique et de son évolution depuis 1975 invite à penser que les comportements au travail doivent avoir changé : distance vis-à-vis de l’entreprise, affirmation de son individualité, exigence de reconnaissance de ses compétences, rêve d’une réussite rapide… En effet, 1975 représente un tournant dans la vie économique, notamment en France, et ce tournant a eu un impact direct sur la situation des jeunes dans le monde du travail. Il leur faut faire un effort accru d’insertion, alors que le niveau d’études n’a jamais été aussi élevé, et l’instabilité s’est généralisée. Depuis les années 1990, les jeunes sont confrontés à une forme de non-reconnaissance sur le marché du travail ; de façon générale, le diplôme n’est une protection contre le chômage qu’à partir de bac+5. De plus, on note une dévalorisation du statut de cadre, les écarts de salaires avec les non-cadres tendant à diminuer.
Notons toutefois deux particularités françaises. D’abord, les relations de travail avec les managers sont sensiblement plus difficiles en France que dans d’autres pays, en raison de la persistance de relations hiérarchiques fortes. Ensuite, lorsqu’ils sont interrogés sur ce qui est marquant dans leur identité, les Français se réfèrent largement au travail. C’est pour eux une valeur qui arrive juste après la famille. Mais, malgré l’importance de la valeur travail, la vie privée occupe une place croissante parmi les préoccupations des cadres, notamment en raison des doubles carrières au sein des couples. Plus le niveau d’études est élevé, plus l’articulation entre vie professionnelle et vie privée est problématique.
Les générations nées après 1975 ont subi de plein fouet ces évolutions. Ont-elles pour autant des attentes et des comportements différents de ceux de leurs aînés ? Les conclusions de plusieurs recherches récentes montrent que les différences sont loin d’être aussi prononcées que ce que l’on entend dire. Une recherche réalisée en Belgique5 montre que des attentes que l’on attribue habituellement à la génération Y (sens au travail, équilibre entre vie privée et vie professionnelle, reconnaissance, etc.), sont en réalité « transgénérationnelles », c’est-à-dire qu’elles sont des préoccupations communes à toutes les générations, sans différence significative quant à leur degré d’importance pour les unes ou pour les autres. De même, l’attachement aux formes de travail collectives (mode projet, travail en équipe, collaboration et partage, etc.) n’est en aucune manière l’apanage des plus jeunes.
Visant à comparer les représentations sur l’emploi et la carrière, une autre étude6 a interrogé trois populations : des étudiants, des jeunes cadres récemment diplômés et une population de cadres plus âgés. Les représentations des étudiants sont différentes, tandis que celles des jeunes cadres et des cadres plus âgés tendent à se rapprocher. Le chercheur conclut que « l’effet de la socialisation est beaucoup plus puissant que l’effet générationnel ». Rompant avec l’idée d’une confrontation ou d’un « choc générationnel », l’auteur défend l’idée d’une adaptation des jeunes au moment de leur intégration dans le monde « professionnel ».
La forte demande de reconnaissance exprimée par la génération Y est parfois jugée par l’entourage professionnel comme prématurée et exacerbée. Les jeunes de moins de 25 ans se retrouvent dans les trois types de reconnaissance classiquement reconnus : la reconnaissance affective, la reconnaissance juridique et la reconnaissance sociale. La socialisation des jeunes nés il y a moins de 35 ans a donné lieu à des expériences communes de reconnaissance ou de déni de reconnaissance dans chacune de ces trois sphères.
Dans le domaine affectif, les enfants de la génération Y en France sont en général bien lotis. La psychanalyse et de la psychologie de l’enfant ont touché le grand public à partir des années 1980 et les parents ont porté une attention accrue à l’épanouissement de leurs enfants. Grâce au téléphone mobile, puis aux médias sociaux, cette génération a également établi des liens avec des « groupes d’amis » choisis, sous une forme nouvelle (on est proches même quand on est loin) et avec une intensité élevée (on reste presque toujours ensemble). Ces relations affectives occupent une place très importante et les interactions soutenues avec des groupes de proches ont contribué à développer une plus grande confiance en soi des jeunes de cette génération par rapport à leurs aînés.
Dans le domaine juridique, la génération Y a vu se développer les droits liés à l’égalité, au respect de tous, à la non-discrimination, notamment les droits des enfants. En revanche, dans le droit du travail, qui jusque-là s’appliquait à tous les adultes, sont apparus de nouveaux contrats pour les jeunes adultes, restreignant les avantages et la protection, ainsi que des dérogations permettant le développement de statuts précaires. Ces dispositions, destinées en principe à enrayer un chômage qui les frappait particulièrement, peuvent avoir été collectivement vécues comme un déni de reconnaissance de leurs apports à l’entreprise. Ceci peut expliquer pourquoi, dans le monde du travail, le besoin de reconnaissance de la génération Y est souvent perçu par l’entourage professionnel comme particulièrement marqué.
Si la reconnaissance juridique est celle d’un groupe, la reconnaissance sociale distingue en revanche les qualités spécifiques des individus. Les jeunes adultes nés à partir de 1975 ont entendu des discours nouveaux sur la disparition du modèle de carrière patiemment construite dans l’entreprise. Il leur faudrait changer non seulement d’entreprise mais aussi de métier plusieurs fois dans leur vie professionnelle. Parallèlement, les réussites rapides de jeunes entrepreneurs, médiatisées notamment par le biais d’Internet, laissent à penser que le succès peut être obtenu rapidement. Microsoft, Apple, Yahoo!, eBay, Google, Facebook, Twitter… ont toutes été fondées par des moins de trente ans. Ces jeunes entrepreneurs sont des héros qui peuvent faire rêver les jeunes nés à partir de 1975. Ces nouveaux modèles de réussite via Internet semblent beaucoup plus ouverts que les parcours traditionnels dans des entreprises qui sont moins attirantes. En outre, la réussite n’est pas confinée au périmètre de l’entreprise : non seulement on réussit, mais en plus on acquiert une célébrité. Enfin, l’âge des fondateurs de certaines réussites entrepreneuriales mondiales laisse penser qu’avec les nouvelles technologies et Internet, les plus jeunes ont une place privilégiée.
En conclusion, les différentes études sur le rapport de la génération Y au travail tendent à nuancer fortement les discours qui attribuent à cette génération des attentes et des besoins spécifiques, autres que ceux liés à l’âge. Ces résultats tendent à affaiblir l’idée d’une confrontation « générationnelle », au fondement de tous les développements actuels sur le management intergénérationnel. Seule ressort l’idée d’une demande de reconnaissance plus fortement exprimée par la génération Y. Elle peut sans doute s’expliquer par un sentiment de confiance en soi nourri dès l’enfance par des relations affectives fortes et soutenu par les technologies de la mobilité et les réseaux sociaux. Le succès rapide de jeunes utilisant le potentiel d’Internet pour innover et se faire connaître a pu également contribuer à développer une estime de soi en tant qu’appartenant à un groupe d’âge. Enfin, face à un avenir incertain au sein des entreprises, une réussite rapide, due à ses seules capacités, peut paraître plus accessible qu’une longue carrière ponctuée de jalons qui dépendent d’autrui, dont la bienveillance n’est pas toujours assurée.
Le modèle de l’entreprise 2.0 est une notion assez floue, basée sur l’idée que l’outillage du Web 2.0 permettrait de repenser en profondeur le fonctionnement de l’entreprise. Il favoriserait les processus collaboratifs, sans frontière technique ou géographique, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisation. La mise en œuvre d’une infrastructure permettant une connectivité complète et une fluidité de la circulation des informations conduirait à de nouvelles façons de travailler, plus efficaces, plus coopératives, plus créatives, plus réactives et menant à une production accrue d’innovations.
Dans la réalité, la diffusion des technologies 2.0 n’a pas encore transformé en profondeur les entreprises françaises. D’après une enquête récente, bien qu’exprimant des intentions positives, les entreprises n’utilisent les médias sociaux que de façon limitée. On observe un retrait des dirigeants face à des transformations organisationnelles pressenties comme importantes, mais qui peuvent échapper au contrôle. Il faut imaginer en effet des dispositifs nouveaux et des règles pour concilier :
une collaboration généralisée avec le maintien d’une hiérarchie ;
des processus de plus en plus standardisés, avec une latitude laissée à chacun pour personnaliser ses modalités et son environnement de travail ;
une incitation à s’appuyer su un réseau ouvert à l’extérieur et des exigences de protection liées à un environnement commercial fortement concurrentiel.
Les technologies telles que le téléphone mobile et le sms, les jeux vidéos ou, plus récemment, les médias sociaux, ont joué un rôle important dans la structuration des pratiques sociales de la génération Y, même si celles-ci se sont ensuite plus largement diffusées dans la société française. L’usage massif de ces technologies par la génération Y a sans doute contribué à voir se développer chez elle une véritable culture de la communication personnelle, de la communauté et de l’immédiateté. L’expression « digital natives », largement reprise par les médias en opposition à l’expression « digital immigrants » qualifiant les plus âgés, induit toutefois une confusion. En fait, s’ils sont très familiers avec les outils dont ils se sont emparés, c’est principalement pour répondre à des besoins personnels (se socialiser, se divertir, chercher du travail, etc.). Il ne faut donc pas attendre d’eux, s’ils n’ont pas reçu une formation dans ce sens, une capacité spontanée à manipuler les logiciels classiquement en usage dans les entreprises.
En ce qui concerne la recherche d’information, une investigation rigoureuse ne se limite pas à du vagabondage numérique. Une étude menée en 2008 pour la British Library8sur des adolescents fait état de lacunes importantes qui contrastent avec la confiance et l’assurance qu’ils affichent en ce qui concerne leurs capacités à rechercher de l’information. Chez les jeunes adultes, même si l’acculturation à la recherche d’informations est indéniable, la qualité et la sécurité des recherches doivent faire l’objet d’un apprentissage explicite.
En résumé, différents exemples suggèrent que la génération Y ne va pas importer spontanément une révolution 2.0 dans l’entreprise. Leurs attentes en la matière ne sont d’ailleurs pas si marquées. En revanche, les jeunes peuvent répondre très favorablement à la mise en place d’un dispositif qui fait écho à leur sociabilité dans leur vie privée, notamment lorsque les interactions en ligne répondent à des liens dans la vie réelle et les renforcent. Un cas9 peut venir illustrer cette idée. Celui-ci se déroule entre 2008 et 2010, dans une entreprise texane spécialisée dans les produits (banque, assurances, retraites, etc.) pour les militaires et leurs familles. Problème :comment retenir les jeunes développeurs peu motivés par leur travail ? Les dirigeants ont poussé à la mise en œuvre d’un outil 2.0 tourné vers les jeunes embauchés (trois premières années). Cette innovation a été impulsée par la direction de l’entreprise, mais ensuite un espace de liberté, avec des règles inhabituelles dans le cadre d’une grande entreprise, a permis une appropriation du système par les jeunes. Leur motivation première était de se constituer un réseau d’amis au sein de l’entreprise par des rencontres réelles et virtuelles autour d’activités partagées. Celles-ci furent soutenues, pour une partie d’entre elles, directement par les dirigeants, qui ont accepté que des activités de lien social s’insèrent dans les temps de travail.
Depuis quelques années, de nombreux stéréotypes circulent sur la génération Y dans l’entreprise. Notre objectif était, à partir d’études et de recherches rigoureuses, d’essayer de rompre avec les idées reçues, notamment en ce qui concerne le rapport que cette génération entretient avec le travail et, plus largement, l’entreprise, mais aussi en ce qui concerne ses attentes et son rôle dans la diffusion du modèle d’organisation 2.0. Plusieurs résultats ont retenu notre attention. Parmi ceux-ci, l’idée que beaucoup de caractéristiques de la génération Y, notamment en termes d’attentes, de besoins et de comportements dans l’entreprise, sont en réalité « universelles » et partagées par toutes les générations. Lorsqu’elles apparaissent comme spécifiques, les mettre en perspective dans le contexte socio-économico-politique dans lequel a grandi cette génération donne du sens à certains comportements ou réactions, que certains jugent comme « déconcertants ». Notons néanmoins que la preuve d’un véritable effet « générationnel » n’est à ce jour pas rigoureusement apportée. Il faudrait pour cela pouvoir comparer les attitudes et les comportements de différentes générations au même âge, ce qui exigerait un protocole méthodologique sur plusieurs décennies.
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1. F. Boutier, 01 Informatique, 5 juillet 2012.
2. C. Piédalu, Le Figaro, 25 juin 2012.
3. B. Deschodt, Libération, 26 juin 2012.
4. A. Mlanao, Les Echos, 29 mai 2012.
5. F. Pichault et M. Pleyers, « Pour en finir avec la génération Y… enquête sur une représentation managériale », XXIe congrès de l’AGRH, 2010.
6. « L’image du travail selon la génération Y : une comparaison intergénérationnelle », Revue internationale de psychologie, 39(16), 2010.
7. « Regards croisés des dirigeants et des salariés : les jeunes salariés », Observatoire social de l’entreprise – IPSOS/Logica Business Consulting pour le CESI et en partenariat avec Le Figaro et BFM, 2012.
8. “Information behavior of the researcher of the future”, UCL, 2008, rapport en ligne : www.jisc.ac.uk/.
9. D. Leidner, “Assimilating generation Y new hires into USAA’s workforce: the role of an enterprise 2.0 system”, MISQ Executive, 9(4), 2010.