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Pour la création d'un nouveau statut d'entreprise à objet social étendu

7/8/13




GOUVERNANCE

 

Par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs à Mines ParisTech | 06/08/2013
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La crise financière est aussi celle de la « corporate gouvernance ». Dans le débat actuel sur l'économie sociale et solidaire, les auteurs de « Refonder l'entreprise » proposent une réponse juridique : la création d'un statut d'entreprise nouveau pour intégrer d'autres buts que le seul profit.


Questions à Blanche SEGRESTIN - cese par le_cese

 

 

PRIX ACADÉMIQUE DE LA RECHERCHE EN MANAGEMENT 2013
  • Ce texte présente le livre "Refonder l'entreprise", publié dans la Collection République des idées, aux éditions du Seuil, et distingué par le Prix académique de la recherche en management 2013, catégorie Meilleur ouvrage de recherche appliquée en management.

 

La crise contemporaine est habituellement analysée comme une crise économique classique, liée à la mondialisation et à la dérégulation de la finance. On invoque le précédent de 1929 et on prône une régulation accrue des banques et des marchés financiers. Mais on oublie alors que, depuis 1929, le tissu économique s’est complètement transformé. Avec le développement d’une « économie d’entreprises », faite de grands groupes, de systèmes de management et de R&D, un nouveau mode de régulation s’est développé dans l’après-guerre, entre l’État et le Marché, celui de la gouvernance des grandes entreprises. C’est ce mode de régulation qui a fait défaut et qui provoque la crise actuelle.

 

Depuis les années 1980, le management des grandes entreprises a été profondément transformé. Les dirigeants ont été soumis à une surveillance accrue des résultats financiers et centrés sur la valeur actionnariale. Un ensemble de dispositifs d’incitation, de rémunération et d’évaluation ont encadré leurs actions dans le but « d’aligner », comme le demande la « théorie de l’agence », leur comportement sur l’intérêt des actionnaires. Une norme nouvelle, la « corporate governance » s’est ainsi imposée, remodelant tous les critères de gestion, jusqu’aux repères comptables.

Cette transformation a provoqué des dysfonctionnements dès les années 1990. Mais c’est lorsqu’elle a touché le management bancaire qu’elle a provoqué la débâcle. Carseule une transformation profonde des systèmes de management peut expliquer comment ces grandes organisations, dotées des expertises les plus pointues et rompues de longue date aux bulles immobilières, ont couru vers l’abîme. Nous savons aujourd’hui que, pour assurer la profitabilité actionnariale à court terme, le management des banques a délibérément outrepassé les règles les plus traditionnelles de la gestion de risque.

 

Au-delà des banques, les grandes entreprises ont également été touchées dans tous les pays développés par les effets de la corporate governance. Là encore, les stratégies focalisées sur l’obtention de résultats à court terme, visibles par l’actionnaire et l’analyste financier, ont eu raison des projets innovants à long terme, ainsi que de la cohésion organisationnelle et sociale. De nombreux témoignages de dirigeants corroborent cette analyse.

Mais comment expliquer que la direction des entreprises se soit retournée contre la pérennité des entreprises elles-mêmes ? Pourquoi la corporate governance, dont les fondements théoriques sont manifestement fragiles a pu avoir un tel impact ? Selon nous, la crise révèle le vide juridique et théorique de la notion d’entreprise par comparaison à celle de la société anonyme.

Le vide juridique et théorique autour de l’entreprise

Si l’entreprise n’a pas pu être protégée face aux exigences de profitabilité, c’est notamment parce qu’en droit, l’entreprise n’existe pas. Seule existe la société anonyme. Et seuls les associés, c’est-à-dire généralement les actionnaires, sont en mesure de nommer et d’évaluer l’action des dirigeants.

Or, l’entreprise se distingue des sociétés commerciales depuis la fin du 19ème siècle : les grandes entreprises se forment à cette époque alors que les sociétés commerciales sont connues depuis longtemps, la société anonyme étant même libéralisée en 1867. Au début du 20ème siècle, l’idée d’entreprise s’affirme progressivement avec le développement du management comme acteur et comme doctrine. La société commerciale, quant à elle, n’est plus perçue que comme un mécanisme de financement, au point que dans les années 1960, Galbraith pouvait penser que le pouvoir des actionnaires n’était qu’un vieux mythe.

 

 

Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs
Crédits photo : D. R.
Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs à Mines ParisTech, ont reçu le Prix académique de la recherche en management 2013 pour " Refonder l'entreprise", publié dans la Collection République des idées, aux éditions du Seuil.

 

Il faut attendre la crise de compétitivité des années 1970-1980 aux Etats-Unis pour que le rapport s’inverse. La théorie économie de « l’agence » joue alors un rôle décisif. Elle voit les dirigeants comme des « agents » qui doivent être « incités » à gérer les entreprises dans l’intérêt des actionnaires. Cette théorie s’appuie sur le droit (ou plutôt le vide du droit) : comme, en droit, les dirigeants sont des « mandataires sociaux » nommés et révoqués par les actionnaires, le projet d’alignement des dirigeants sur la valeur a pu s’imposer comme optimal et légitime. La confusion entre l’entreprise et la société commerciale se diffuse alors dans les discours scientifiques, médiatiques et dans l’opinion publique : l’entreprise est alors assimilée à un instrument financier, caractérisé avant tout par une logique de valeur pour l’actionnaire.

Certes, de nombreuses approches tentent de s’opposer à cette logique (théorie des parties prenantes, RSE, théorie de la latitude managériale) ; mais toutes souffrent du vide juridique. Car si le droit n’interdit pas la prise en compte d’objectifs sociaux et environnementaux, il s’avère incapable de protéger les stratégies qui poursuivraient de tels objectifs sur le long terme. Et de fait, aucune de ces approches n’est parvenue à prévenir la crise. Nous soutenons qu’il faut aujourd’hui rejeter cette confusion entre société et entreprise. Et combler pour cela le vide juridique et théorique actuel par une nouvelle conception de l’entreprise.

Une nouvelle conception de l’entreprise : principes pour refonder l’entreprise

 

Refonder l'entreprise, aux éditions du Seuil.
Crédits photo : D. R.
Refonder l'entreprise, aux éditions du Seuil.

 

L’entreprise moderne n’est ni réductible à la société commerciale, ni assimilable au capitalisme. Elle est apparue tardivement, quand le développement des sciences et des techniques impose, à la fin du 19èmesiècle, d’organiser des relations de travail autrement que par le recours au marché. Pour innover, il faut des compétences qui ne préexistent pas : il faut alors organiser les apprentissages collectifs et développer des nouveaux métiers, de nouvelles méthodes, de nouvelles organisations. C’est ce à quoi s’emploient les ingénieurs et les nouveaux dirigeants nés de leurs rangs. Cette dynamique de création collective est indissociable d’un nouveau rapport au travail (dans des relations collectives marquées par la subordination du contrat de travail). Elle est également liée à une nouvelle figure d’autorité, qui n’est ni celle de l’entrepreneur, ni celle du capitaliste propriétaire des moyens de production. Le nouveau chef d’entreprise incarne, dans les années 30, la figure d’une technocratie « neutre » et les espoirs d’un progrès collectif et de relations sociales pacifiées.

 

Pour refonder l’entreprise, nous proposons quatre principes à partir de cette lecture de l’entreprise et de ses fondements :

 

  1. Distinguer l’entreprise par sa mission de création collective.

    L’entreprise, à la différence du commerce, n’a pas pour seul objectif de faire du profit. Elle vise à développer de nouvelles capacités d’action. Elle ne se réduit pas non plus à un contrat de travail (comme l’emploi domestique), il n’y a « entreprise » que lorsque le travail s’inscrit dans un projet de perfectionnement, d’apprentissage, et d’innovation collectifs.
     

  2. Clarifier le statut des dirigeants.

    Les dirigeants sont choisis non pour représenter des intérêts, serait-ce celui de différentes parties. Ils sont choisis pour leur compétence à inventer un nouvel usage des ressources et conduire un projet d’entreprise. Aussi leur statut devrait être explicitement défini comme une « habilitation » (à l’instar du capitaine de bateau) par toutes les personnes qui s’engagent dans ce projet collectif en confiant aux dirigeants la gestion de ce que nous appelons leurs « potentiels ».
     

  3. Définir la participation au collectif « entreprise » comme un engagement.

    Dans la société anonyme, seule les actionnaires sont « engagés » car ils sont vus comme les seuls à prendre des risques. Cette conception n’a pas de fondement. Le paiement des salaires ne fait pas disparaître les risques que prennent les salariés en cédant à des dirigeants le destin de leur compétences ou leur potentiel d’employabilité. Ce point de vue résout la difficulté de la théorie des parties prenantes : toutes les parties prenantes (stakeholders) affectées par des choix de gestion ne sont pas pour autant engagées dans le projet collectif de l’entreprise. En revanche, toutes celles qui s’engagent durablement devraient logiquement pouvoir choisir les dirigeants. Ce principe d’engagement permet de fonder une gouvernance mieux partagée entre actionnaires, salariés, et partenaires « engagés ».
     

  4. Affirmer de nouveaux principes de solidarité.

    Toutes les parties engagées dans l’entreprise peuvent voir leurs potentiels impactés par les choix de gestion. Mais ces impacts, dans la mesure où ils résultent de choix de gestion, doivent être considérés comme communs. On peuts’inspirer ici de « la règle des avaries communes » du commerce maritime. Cette règle stipule que les dommages décidés par le capitaine de navire pour sauver l’expédition doivent être partagés par tous ceux qui ont intérêt à ce que le bateau soit sauvé. Par analogie, la plus-value que réalise un actionnaire ne devrait-elle pas en partie revenir au collectif ? De même, une moins-value actionnariale ou un licenciement économique, dès lors que la prospérité de l’entreprise en dépend ne devraient-ils pas être compensés (par exemple de façon échelonnée dans le temps) par le collectif ? Aujourd’hui, un tel principe faciliterait grandement la conception d’accords de compétitivité équitables.

Notre proposition : la « Société à objet social étendu »

Sur ces bases, il faut innover en droit et nous proposons notamment un nouveau contrat d’entreprise et de nouveaux statuts de société. Il ne s’agit pas de propositions isolées, comme en témoignent les nouveaux statuts de sociétés dans de nombreux pays (cf. Benefit Corporations, Flexible Purpose Corporations, etc.). En France, nous proposons, avec le concours de juristes, l’introduction d’une « Société à Objet Social Etendu » (SOSE). Elle permettrait d’élargir l’objet social en inscrivant dans leur statut que leurs objectifs, tout en incluant le profit, doivent intégrer d’autres buts, tels que le maintien de l’emploi, le renoncement à des techniques polluantes, etc.

 

Malgré sa simplicité, cette proposition pourrait avoir de nombreux effets positifs, y compris pour les actionnaires qui souhaitent s’engager durablement dans des entreprises responsables. Cette mesure jetterait aussi un pont entre le secteur associatif et le secteur des sociétés commerciales. Elle éviterait de rabattre l’ensemble du projet d’entreprise sur la recherche légitime de lucrativité. Plus fondamentalement, elle rendrait à nouveau possibles (en les protégeant) les projets d’entreprise soucieux de concilier durablement les conditions de l’innovation et de l’efficacité économique avec les exigences sociales et environnementales.


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