-1- Résister au court-termisme
Une crise, quelle que soit sa nature, traduit à la fois une accélération du temps et une intensification du présent. Imprévisibilité, ruptures, surprises, chaque crise s'accompagne d'un effet déstabilisateur qui fait disparaître les repères.
L'avenir devient quant à lui une notion plus diffuse, moins certaine, comme si l'objectif disparaissait à mesure que le cheminement se fait. Comment concilierces rythmes différents, faire qu'ils se conjuguent plutôt qu'ils ne dévorent ceux qui y sont plongés ? Comment leur redonner du sens ?
Court et long termes participent de la même dynamique. L'entreprise ne peutignorer le temps présent : les plus belles des stratégies sont illusoires si l'entreprise ne sait faire face aux défis qui se posent immédiatement à elle, ici et maintenant. Le court-termisme a, en revanche, la particularité d'être un travers à la fois répandu et profondément installé dans les modes de fonctionnement de nossociétés.
CRÉATION DE VALEUR ACTIONNARIALE
Plusieurs raisons expliquent son importance accrue dans le champ économique ces dernières années : la focalisation excessive sur la création de valeur actionnariale au détriment de l'écosystème de l'entreprise ; le changement de l'environnement réglementaire, notamment les normes comptables internationales IFRS, qui ont alimenté la volatilité des cours de Bourse ; ou encore l'urgence factice induite par les modes de management et les outils de communication instantanée non maîtrisés.
Pourtant, ce serait intenter un procès injuste que d'accuser l'entreprise de s'accommoder du court-termisme. Là n'est pas son intérêt, comme le montre le succès de nombreuses entreprises françaises, centenaires ou plus jeunes, à capitaux familiaux ou non, qui ont fait du long terme la pierre angulaire de leur stratégie.
Le long terme rend opérants trois leviers fondamentaux de la vie de l'entreprise : il est le temps du projet collectif de l'entreprise, de la convergence entre les intérêts de toutes les parties prenantes et il est, par définition, un temps d'engagement où le risque est accepté par l'ensemble de ces parties prenantes. Il permet d'éviter, à l'instar du paysan de la parabole chinoise, de tirer sur les germes pour que le blé pousse plus vite, au lieu d'en favoriser l'éclosion par un patient travail d'accompagnement. Moins héroïque, mais plus efficace.
Une fois ces mécanismes identifiés, comment dépasser la phase du constat pourassurer l'équilibre de l'entreprise entre ses contraintes immédiates et sa projection sur un horizon plus lointain ? Faut-il, par exemple, continuer à publier des prévisions trimestrielles ? Comment permettre au conseil d'administration de s'investir davantage dans le long terme, par exemple en créant ou en renforçant le rôle du comité stratégique pour permettre aux administrateurs de ne pas être uniquement focalisés sur l'examen des comptes et des décisions immédiates ?
De même, la préparation de la succession des dirigeants est un exemple de cet impératif de long terme : cette succession ne peut réussir que si elle a été préparée des années à l'avance, ce qui implique en retour d'avoir élaboré une vision stratégique claire à dix ou quinze ans pour comprendre quel sera le profil du leader le plus à même de projeter l'entreprise à cet horizon.
LE TEMPS DE L'ACCOMPLISSEMENT
Le défi pour le dirigeant est de trouver, en plein mouvement, une position d'équilibre, résultant de forces parfois contraires. L'historien Fernand Braudel(1902-1985), au travers d'une analyse désormais classique, oppose le temps bref de l'événement au temps long de l'Histoire, qui structure durablement les transformations économiques et sociales. La longue durée n'est donc pas l'ennemi du changement ni du temps immobile : c'est le temps de l'accomplissement.
Face au rétrécissement des possibles que l'urgence nous impose, c'est bien de maturation et non d'agitation dont nous avons besoin, pour retrouver la pleine capacité de décider et d'agir. En un sens, il existe aussi, pour tout décideur, uneforme "d'éthique du long terme" qui consiste à privilégier la constance de ses choix face à la pression du moment.
-2- Réouvrir l'avenir
Pour Warren Buffett - qui doit sa fortune à sa capacité à voir plus loin que le marché -, la crise est la fin d'un cycle caractérisé par trois "i". Une phase d'Innovation, où chercheurs et ingénieurs imaginent comment changer la vie à l'horizon d'une génération.
Puis vient le temps de l'Imitation : le règne des commerciaux et des développeurs, qui diffusent les produits imaginés par les précédents.
Enfin celui des Idioties, où des montages tarabiscotés - comme les financements structurés de l'ère des subprimes - font croire au monde que les arbres plantés par les innovateurs et développés par les imitateurs iront jusqu'au ciel. On pourraitajouter le "i" des Innocents, qui payent le prix de la crise, chômage et pauvreté.
Face aux difficultés, notre pays en crise peine à retrouver l'envie et les moyens dechanger la vie de la prochaine génération. C'est pourtant maintenant que commence le début du cycle suivant, et qu'il convient de débloquer trois leviers.
"STRESS TESTS" DES BANQUES
Premièrement, il faut accepter un "devoir de vérité". C'est l'esprit des accords compétitivité emploi, qui permettent d'ajuster les coûts plutôt que l'emploi. Ce sont les "stress tests" des banques, la maîtrise des déficits publics ou la "paille de fer" passée par les nouveaux dirigeants sur les comptes de leur entreprise. Car rien ne se bâtit sur des objectifs intenables ou des comptes faux.
Il faut retrouver une confiance collective suffisante pour construire à nouveau. Le philosophe américain Francis Fukuyama soulignait six critères communs à tous les groupes humains (pays, tribus... ou entreprises), caractérisés par une forte confiance mutuelle : l'existence d'un sous-groupe de taille humaine (telles les 50 personnes qui forment le chantier, brique élémentaire, même dans les projets les plus gigantesques), l'existence de frontières nettes permettant de définir qui fait partie du groupe, l'intensité des relations en son sein, l'existence de valeurs et d'une culture communes, le niveau de justice entre les membres et le niveau de transparence au sein du groupe.
Autant de critères presque désuets à l'ère de la mondialisation...
DES MOYENS À NOS RÊVES
Deuxièmement, nous devons retrouver la capacité à construire l'avenir. Nous avons besoin d'entrepreneurs innovants pour inventer de nouveaux marchés. Mais aussi d'"intrapreneurs" qui vont bousculer les grandes entreprises ou les administrations.
Car si certaines innovations naissent dans des start-up, d'autres nécessitent une infrastructure ou des moyens présents dans les seules grandes entreprises. L'ignorer, c'est nous condamner à voir des innovations en France, mais leur développement à l'étranger.
Troisièmement, nous devons donner des moyens à nos rêves. C'est vrai pour l'Etat, dont les investissements sont les premières victimes des réductions de déficit. Alors qu'il faudrait moins de déficits mais plus d'investissements, autant pour préparer la croissance de demain que pour préserver celle d'aujourd'hui. C'est aussi vrai pour les entreprises, dont les dépenses de recherche pâtissent de la crise.
CRÉDIT IMPÔT RECHERCHE
A cet égard, la stabilisation du crédit impôt recherche pour cinq ans est salutaire. L'appui au commerce extérieur l'est tout autant.
Dans une économie où plus de la moitié des fonds des entreprises cotées viennent de l'étranger, notre pays doit retrouver une image d'avenir, marquée par des valeurs plus positives qu'une taxe à 75 % ou les imprécations provocatrices d'un fabricant de pneumatiques.
Sans remettre en cause la solidarité envers les Innocents touchés par la crise, la reprise ne viendra que lorsque nous arriverons à convaincre le monde de partagernos rêves d'avenir.
Vincent Champain, Observatoire du long terme