A l’occasion de son baromètre semestriel, l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) a mesuré quelle était l’autonomie des cadres dans leur travail. Nous avons demandé à Isaac Getz, co-auteur avec Brian Mc Carney de Liberté et Cie, qui vient de paraître en poche (éditions Champs Flammarion) de commenter les résultats de cette étude. Pour lui, l’autonomie ne se confond pas avec la liberté. Il appelle à un changement radical de l’organisation des entreprises. Isaac Getz enseigne à l’ESCP Europe.
L'Usine Nouvelle - "Aucun cadre n’a d’autonomie totale sur tout dans son activité et dans son rôle" estime l’Apec. Cela vous étonne-t-il ?
Isaac Getz - Ce qui me frappe c’est le paradoxe dans lequel vivent les cadres. On imagine qu’ils ont plus d’autonomie que la personne qui travaille derrière un guichet et l’on découvre une réalité contrastée. Certes, ils sont 60 % à indiquer qu’ils ont une autonomie forte voire très forte pour organiser leur travail, celui de leur équipe, et pour choisir les méthodes de travail.
Dès qu’on aborde la question des moyens, l’autonomie est tout de suite beaucoup moins forte qu’il s’agisse d’évaluer les personnes, de faire un choix d’investissement ou de recruter ! Le cadre n’est pas le patron d’une start-up, il travaille dans une structure, avec un n+1,2,3,4, dans une organisation hiérarchique avec des services RH, achats qui défendent leur approche process/silo. Le cadre doit faire avec cette bureaucratie.
Le contrat de travail établit ce lien de subordination. Est-ce si grave ?
Ce qui est préjudiciable c’est le double discours, ce que les psychologues appellent l’injonction paradoxale : on dit aux cadres "vous êtes autonomes" dans votre équipe sans leur donner vraiment les moyens d’être responsables de leurs missions. Cela crée beaucoup de frustration, de mal-être.
L’étude montre aussi que les cadres sont complices de cette situation. Ils sont très peu nombreux à déclarer avoir refusé une mission. D’où vient cette résignation ?
Une chose est sûre : cette étude n’a pas été faite par des psychologues. En cas de désaccord, la personne ne refuse pas nécessairement, elle va faire du lobbying pour l’infléchir, essayer de contourner. Autrement dit, ce n’est pas parce que très peu de personnes disent avoir refusé une mission que l’on peut dire qu’ils sont d’accord. Ils utilisent certainement d’autres moyens plus fins.
Le baromètre montre aussi qu’en période de crise les entreprises sont tentées de réduire l’autonomie de leurs cadres. Cela vous surprend-t-il ?
Non, c’est typique de l’entreprise organisée sous la forme d’une bureaucratie hiérarchique. Quand les choses vont mal, que la période est risquée, le centre reprend le pouvoir. C’est très lié à une organisation où il y a d’un côté ceux qui savent et de l’autre ceux qui exécutent. Dans cette hiérarchie, ceux qui savent et qui ont le pouvoir donnent un peu d’autonomie quand tout va bien et la reprennent en période de crise.
Soit. Mais c’est peut-être nécessaire, non ?
Recentraliser c’est le meilleur moyen de tuer la confiance dans le management. Construire la confiance mutuelle, en donnant - entre autres - de l’indépendance aux gens, cela prend des années et cela peut être détruit en quelques jours. Comment vont réagir les cadres face à la reprise en main à votre avis ? Ils vont trouver qu’on les infantilise, qu’on ne leur fait pas confiance, justement au moment de la crise quand ça compte le plus. Le résultat est simple : ils seront moins impliqués dans le redressement de l’entreprise. Encore une fois, c’est un réflexe cohérent dans les entreprises hiérarchiques, où celui qui a le pouvoir pense qu’il sait davantage que celui qui est sur le terrain. Quelle erreur !
Dans votre livre, vous militez pour ce que vous appelez l’entreprise libérée, en quoi produit-elle de meilleurs résultats ?
Par exemple, j’ai observé ce qu’a fait l’entreprise Sew-Usocome en Alsace. Pendant la crise de 2008-2009, ils ont commencé par communiquer clairement sur la baisse du chiffre du carnet de commandes, à s’engager à ne pas recourir au chômage partiel si la chute était inférieure à 30 %. Et si baisse des salaires il devait y avoir, les premiers concernés seraient les membres de l’équipe dirigeante. Ensuite, ont sollicité chaque salarié pour mettre en place des initiatives pour traverser la crise. Le résultat de cette politique est qu’il n’y a pas eu de chômage partiel, que les comptes sont restés équilibrés. Surtout au moment de la reprise, ils ont été les seuls à répondre à la demande. Les équipes étaient restées et étaient très soudées, car il n’y avait eu ni perte de compétences ni-surtout-perte de confiance.
Laisser faire les salariés qui sont proches du terrain est-ce vraiment la solution ?
C’est plus compliqué. Iil faut que le Pdg accepte de revoir son rôle, ce qui demande qu’il abandonne son ego pour passer la main à ses équipes. Les managers intermédiaires vont aussi changer de rôle, ils deviennent des leaders au service de leurs équipes auxquelles on donne de vraies libertés et responsabilités d’action. Il ne s’agit pas d’inverser la pyramide, mais de la supprimer. Dans mon livre, je donne des exemples d’entreprises de toute taille de tous secteurs qui ont réussi ce changement.
Nassim Taleb, qui a fait parler de lui avec son ouvrage sur les crises financières, vient de publier aux US un ouvrage qui s’appelle "Antifragile". Pour lui, nous sommes désormais dans une période de crise permanente, où les entreprises qui survivront seront celles qui savent vivre et prospérer dans l’incertitude, qui l’embrassent. Les entreprises libérées sont à mon avis beaucoup mieux armées pour cela que les bureaucraties hiérarchiques. Pour revenir au baromètre de l’Apec, je dirais que l’avenir n’est pas à plus ou moins d’autonomie des cadres, mais aux vrais leaders, c’est-à-dire ceux qui sont capables de donner de la liberté et de la responsabilité à la première ligne, celle qui se "bat" sur le terrain.
Propos recueillis par Christophe Bys
L'Etude sur l'autonomie des CADRES peut être consultée sur le BLOG