ENTRETIEN Chercheur affilié à la chaire management et diversité de l’université Paris Dauphine a publié "Réinventons la diversité" (Editions First). Les politiques de diversité qui créent des quotas enferment les personnes dans leur communauté. Il plaide pour un retour de l’individu dans toutes ses diversités.
L’Usine Nouvelle - Votre livre a pour titre "Réinventons les diversités". La réinvention est-elle vraiment l’urgence ? Ne vaut-il pas mieux commencer par la favoriser ?
Patrick Banon - À l’origine de ce travail, il y a une réflexion préalable sur l’influence des systèmes de pensée, du religieux sur les sociétés, et notamment sur le travail. C’est par ce chemin que j’ai été amené à étudier la question de l’altérité dans l’entreprise. Tout le monde ne donne pas le même sens au mot diversité, c’est une partie du problème que j’ai voulu soulever. N’oublions pas que le terme diversité est issu de l’américain diversity, et désigne une politique qui est arrivé à un moment précis, après la lutte pour les droits civiques et le mouvement de l’affirmative action des années soixante. C’est un concept qui est inspiré d’une société qui a connu la ségrégation. Or, l’histoire française est très différente. La nation est une et indivisible. Nous ne pouvons donc pas plaquer à l’identique un concept issu d’une culture différente.
Il y a quand même bien un problème d’intégration dans la société et dans les entreprises françaises ?
Certes, mais ce sur quoi j’insiste, c’est sur la nécessité de bien poser la question. Dans le travail, on est amené à côtoyer des gens qui sont différents de soi, des uns et des autres. C’est dans la nature du travail : échanger avec autrui pour produire. En outre, globalement, nous nous sommes libérés de bien des préjugés. La question posée aujourd’hui est celle de favoriser une dynamique des différences, de créer un management à la fois performant et éthique.
C’est justement ce que proposent les tenants de la diversité, études à l’appui. Ils montrent bien qu’une entreprise avec davantage de femmes est plus efficace qu’une entreprise composée uniquement d’hommes.
Une répartition équitable entre femmes et hommes dans l’entreprise est le postulat d’une politique diversité réussie. Mais la femme, pas plus que l’homme d’ailleurs, n’est une diversité de l’Humanité. L’Humanité est un tout. Un ensemble mixte. La question des sexes n’a rien à voir avec la diversité. C’est une des confusions que provoque l’emploi du terme diversité. De même, on en arrive à utiliser des expressions comme "personne issue de la diversité ", ce qui ne veut strictement rien dire, puisque nous sommes tous différents, donc tous issus de la diversité.
Historiquement, les entreprises des États-Unis des années 80 ont d’abord recruté des femmes pour pouvoir vendre à des femmes, ensuite des hispaniques pour vendre à des hispaniques, idem pour les autres catégories de la population. Ce sont souvent des préoccupations de marketing davantage que des préoccupations éthiques qui animaient alors le diversity management. Le résultat de ces politiques est de ré-enfermer les gens dans leurs particularités en prétendant faire le contraire. Les discours sur la diversité annoncent vouloir émanciper l’individu des stéréotypes, et favoriser un management libéré de toutes discriminations. Or, pour cela, la première chose que l’on fait, c’est de créer des groupes, les femmes, les étrangers, les handicapés…. Autrement dit, on recrée des stéréotypes.
Oui, mais la démarche est temporaire, l’objectif étant de ne plus discriminer. Y’a-t-il une meilleure solution ?
Je ne pense pas qu’on lutte efficacement contre les discriminations en créant des groupes auxquels on applique des politiques particulières. Excepté naturellement pour les situations subies - l’état de santé ou le handicap par exemple - pour lesquelles la société a une obligation de compensation destinée à rétablir une situation d’égalité. Excepté aussi pour le rattrapage indispensable de la situation professionnelle asymétrique entre les femmes et les hommes. Il est paradoxal de lutter contre les stéréotypes et les préjugés en réduisant une personne aux particularités supposées d’un groupe. Un chef d’entreprise, un DRH ne devrait pas embaucher ou promouvoir un individu en fonction de son appartenance à un groupe ou à un autre, mais en fonction de ses propres qualités.
Il faut repartir du fait que chacun d’entre nous est construit à partir d’une multitude de différences. Personne ne se réduit à une situation particulière. Une personne handicapée a aussi une religion, une sexualité, un sexe, une couleur de peau, une origine géographique, un âge... Le management doit revenir à la singularité des personnes, chacune étant constituée d’une diversité de diversités.
Dans ces conditions, faut-il promouvoir le CV anonyme ?
Le CV anonyme n’est pas une solution mais un symptôme. J’y ai été opposé, car il crée une suspicion de discrimination chez les recruteurs et masque les qualités des candidats. Quelqu’un qui réussit un parcours dans le système éducatif en venant d’un quartier difficile possède incontestablement des qualités humaines singulières. Je ne vois vraiment pas pourquoi ces personnes devraient ensuite cacher ce qu’elles sont pour pouvoir obtenir ce à quoi elles ont droit parce qu’elles ont les compétences. La question n’est donc pas l’anonymat du CV mais d’abord l’accès aux formations.
Les jeunes filles font moins d’études scientifiques que les garçons. Une action pour la mixité n’est-elle pas souhaitable selon vous ?
Il faut travailler très en amont de l’entreprise et ce sera long. Il s’agit de faire reculer certains stéréotypes, c’est-à-dire lutter contre l’idée que l’appartenance à un groupe donne à un individu tel défaut ou telle qualité. Cela n’a donc rien à voir avec une quelconque promotion de la diversité. Il s’agit de s’émanciper de dix millénaires de différenciation entre féminin et masculin. Les jeunes filles comme les jeunes garçons doivent pouvoir faire ce qu’ils veulent sans voir l’éventail de leurs choix réduit à leur sexe. Une fille doit pouvoir conduire une grue et un garçon travailler dans une crèche s’il le veut. Les métiers n’ont pas de sexe.
Votre livre a pour sous-titre "Pour un management éthique des différences". En quoi consisterait ce dernier ?
Les différences ne sont pas des frontières entre les personnes mais au contraire des espaces de rencontre. Le point central est d’éviter de reconstruire des groupes à partir de particularités individuelles, et de promouvoir des individus pour ce qu’ils sont en tant que personne unique. C’est pour moi d’autant plus important que dans la société mondialisée où nous vivons désormais, la tendance à se regrouper par communauté est forte. Le monde du travail est l’espace ultime de rencontre de toutes les différences œuvrant à un projet collectif. Faisons en sorte que l’entreprise reste ce lieu privilégié où les différences se renforcent les unes les autres. C’est un acquis très précieux à l’avenir de nos sociétés.
Christophe Bys