Pour chaque DRH, avoir un gérer un suicide dans l'entreprise est un choc dont on se remet difficilement. La première question qu'ils se posent est : " Ai-je bien fait mon boulot ? ", reconnaît Benjamin Paty, consultant au sein du cabinet AxisMundi, expert en qualité de vie au travail.
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Dix années n'ont pas effacé les stigmates de la vague de suicides que Florence* a connue, alors qu'elle entamait sa carrière de responsable RH d'usine dans un groupe renommé de la filière automobile. " En six mois, nous avons été confrontés à six suicides ", se souvient-elle.
Elle évoque un premier cas, au domicile de la victime. Le salarié avait laissé un mot qualifiant l'unité de production comme "le lieu de toutes les souffrances". Puis un autre interviendra peu de temps après, à la suite d'un changement de poste lié à une inaptitude.
Florence se rappelle l'épouse qui s'effondre dans ses bras, se remémore le responsable hiérarchique qui ne l'avait pas alerté sur le mal-être du salarié. Elle se souvient aussi du patron du département de l'usine dont " le seul objectif était de mettre hors de cause l'entreprise. Il ne retenait que les problèmes financiers et familiaux de cette personne. "
Les semaines passent alors sans que rien ne bouge, ni du côté de la DRH, ni du côté syndical. Un silence pesant s'installe sur ces drames, la vie de l'usine continue.
"Tu en auras moins à reclasser !"
Lorsque survient un troisième suicide, Florence veut que l'entreprise réagisse. " Je décide de proposer au comité de direction la mise en place d'une cellule d'accompagnement psychologique. J'ai alors peur d'une série de passages à l'acte ", confesse-t-elle. En tête-à-tête, dans son bureau, le DRH la soutient. Mais, lors du comité de direction, ses mots sont violents contre elle : " Tu en auras moins à reclasser ! ", lui lance-t-il devant l'assemblée, avec une ironie mal placée. Avant que le directeur de la fabrication assène, lorsque la jeune femme insiste : " Tais-toi, on ne va donner des arguments aux syndicats ! " Après la réunion, son chef revient vers elle et conclut sèchement : " Tu as franchi la ligne jaune. "
"Je me suis autorisée à être en désaccord"
Pour Florence, c'est un déclic. " Je me suis rendue compte que je ne pouvais plus être à 100 % un outil de la direction. Je me suis enfin autorisée à être en désaccord. " Florence affirme avoir alors passé " un pacte secret avec la médecine du travail pour qu'elle convoque tous les collègues des personnes suicidées et puisse les orienter vers des spécialistes si besoin ". Elle développe une posture de " lobbyiste interne ", selon ses mots. A savoir : défendre des valeurs et des règles et non pas seulement mettre en place des process. Cohérence et éthique deviennent ses maîtres mots.
Au sein du groupe où elle travaille, d'autres événements tragiques surviendront. Florence gère du mieux qu'elle peut. Elle observe alors deux types de réactions face aux suicides : celle de RH de proximité avec beaucoup d'empathie mais sachant difficilement agir au-delà de leurs émotions, et celle de purs "business partners" considérant qu'il existe une " sélection naturelle " et que " seules comptent la satisfaction des managers et la politique RH décidées en haut lieu... "
Désormais DRH hors de l'industrie, Florence assure avoir appris "à mettre de la distance émotionnelle" afin de mieux travailler sur la prévention. Elle continue, coûte que coûte, à collaborer au mieux avec la médecine du travail et les instances paritaires. Sans tabou.
"Ai-je bien fait mon boulot ?"
Benjamin Paty, consultant au sein du cabinet AxisMundi, expert en qualité de vie au travail, partage la vision de la jeune DRH. Il a rencontré ces deux attitudes lors de missions consécutives à des suicides. Pour chaque DRH, " c'est un choc ". La première question qu'ils se posent est : " Ai-je bien fait mon boulot ? ". Il reconnaît que tous ont rapidement intégré le besoin de changement de posture.
Passer du tout au tout, du DRH " froid " et appliquant la règle à celui cultivant une grande humanité et une forte proximité avec les salariés - ou vice-versa -, peut pourtant être dangereux : cette sincérité est susceptible d'être mise en cause, d'être perçue comme arrivant trop tard, voire même d'être factice. Le professionnel peut donc s'en trouver doublement déstabilisé. " Bien sûr, le DRH peut rapidement essayer d'évangéliser le comité directeur sur les risques psychosociaux. Mais il prend le risque de se voir accusé de n'avoir rien fait auparavant ", explique Benjamin Paty. La période est donc relativement longue qui verra des actions mises en place, entre besoin de deuil et nécessité d'agir.
Hervé Hannebicque est directeur du développement Hommes et Organisation chez Technologia et ancien DRH de grands groupes
" Dans l'une des entreprises où j'étais DRH, nous étions en plein comité de direction quand nous avons appris la mort d'un jeune collaborateur. Cela a été un grand choc, nous étions désemparés. Nous savions que ce salarié rencontrait des problèmes personnels, mais il était aussi touché par la fermeture d'un site. Un débat s'est tout de suite ouvert pour savoir comment il fallait réagir. Certains souhaitaient en faire un non événement. Pour ma part, même si je pense que le suicide est un acte très personnel, j'ai tout de suite voulu qu'il ne soit pas ignoré par l'entreprise, sinon cela peut devenir un cancer qui ronge tout le corps social. J'ai donc rencontré la famille, dialogué avec les représentants du personnel, rassemblé les salariés pour en discuter. Nous avons fait venir des psychologues pour les accompagner. Ne pas avoir caché l'événement a permis de dédramatiser. Le DRH a un véritable rôle à jouer face à ce type de drame. Plus généralement, il doit porter du sens et une dimension humaine. C'est ce que j'ai toujours essayé de faire au cours de ma carrière. "