ENQUÊTE EN COUVERTURE L’acquisition de SFR par Altice pourrait être suivie par une vente de Bouygues Telecom. Alors que la concentration devrait s’amplifier dans les grands pays européens, les télécoms français sont contraints de se transformer.
Les télécoms français ont connu un premier trimestre marqué par un combat spectaculaire. Celui que se sont livré Bouygues et Altice pour conquérir SFR. La maison mère de Numericable a finalement emporté la préférence de Vivendi, qui lui cède sa filiale pour 13,5 milliards d’euros. La frénésie autour de l’opération a été à la hauteur de l’enjeu : le développement, voire la survie, des trois protagonistes (SFR, Altice, Bouygues Telecom) dans une Europe des télécoms malmenée. Pour les français, la période est particulièrement rude. Et ce premier grand mouvement de consolidation ne sera pas le dernier. Selon la Fédération française des télécoms, Bouygues Telecom, Orange et SFR ont perdu 16% de chiffre d’affaires et 26,8% de marge opérationnelle entre fin 2010 et fin 2013.
Comme dans d’autres pays européens, l’arrivée d’un quatrième acteur, Free, s’est soldée par une baisse des prix. L’investissement total des opérateurs – Free compris – est, lui, resté à un niveau élevé, quelque 7 milliards d’euros en 2012 et en 2013. Orange dispose d’une assise suffisante et de plusieurs sources de revenus pour tenir la barre, malgré un chiffre d’affaires en chute de 4,5%. Free tire son épingle du jeu grâce à une structure de coûts au cordeau et à un goût pour l’innovation en matière de business model et de produits. Altice devrait, semble-t-il, s’en inspirer, avec seulement deux ou trois formules de prix et une informatique allégée pour les gérer. Mais pour Bouygues Telecom, le rapprochement avec un autre opérateur semble la seule issue. Une situation dont l’Europe a déjà l’habitude.
L’agence de notation Standard & Poor’s estime que le secteur des télécoms et du câble a été l’un des plus actifs en 2013 en matière de fusions-acquisitions. Et la tendance devrait se poursuivre en 2014. "Rien n’est figé, estime Didier Pouillot, directeur business unit stratégies à l’Idate. On peut imaginer que cela va se faire en deux temps assez rapprochés : après les consolidations nationales, comme en France, on passera sans doute à des consolidations transfrontières." Il était donc trop tôt pour qu’un acteur étranger s’intéresse à SFR. "Vodafone aurait pu se repositionner [il a revendu ses parts dans SFR en 2011, ndlr], confirme Didier Pouillot. Mais il est davantage dans une logique de rapprochement entre fixe et mobile." Le britannique, fort dans le mobile, a joué la complémentarité, avec plusieurs acquisitions successives de câblo-opérateurs [lire l’encadré page 32]. Altice suit le même chemin, en absorbant le numéro deux français du mobile.
CONCENTRATION SANS FRONTIÈRES
La France fait toutefois figure d’exception en Europe avec ses quatre opérateurs franco-français. "Nous avons Orange, qui figure parmi les opérateurs les plus internationalisés d’Europe, et trois opérateurs nationaux, précise Didier Pouillot. À l’opposé, le Royaume-Uni n’a que des internationaux avec Vodafone ; O2, détenu par l’espagnol Telefonica ; EE, copropriété d’Orange et de Deutsche Telekom ; et 3UK, appartenant au chinois Hutchison Whampoa." En Allemagne, même si l’historique Deutsche Telekom reste numéro un, Vodafone s’est emparé d’un câblo-opérateur et Telefonica devrait avaler E-Plus, détenu par le néerlandais KPN. La donne pourrait cependant changer en France.
Pour arracher Bouygues Telecom à son nouvel isolement, on évoque bien sûr Free ou Orange, pour une mutualisation de réseaux, mais aussi Telefonica. Bouygues aurait demandé à l’espagnol de se positionner. Et qui sait si le Mexicain Carlos Slim, propriétaire d’America Movil, qui cherche à étendre son emprise sur l’Europe, n’y verrait pas une opportunité Pour autant, Orange n’a pas les ambitions européennes d’un Vodafone ou d’un Telefonica, qui pousse ses filiales O2 en Irlande ou en Allemagne. Sa force internationale se trouve en Afrique. Et s’il a une position confortable en Pologne, il est surtout présent dans les grands pays de l’Union. En Grande-Bretagne, il partage un opérateur, EE, avec la filiale T-Mobile de son concurrent Deutsche Telekom. Le français et l’allemand ont aussi trouvé un moyen de réduire leurs coûts en regroupant leurs achats en Europe depuis deux ans via leur filiale commune Buyin.
En Espagne, Orange s’est allié à Vodafone pour développer son réseau de fibre optique. Il a renforcé sa participation au capital de l’égyptien Mobinil, mais s’est défait de ses opérateurs mobiles en Autriche au profit du chinois Hutchison (Hongkong) et en République dominicaine au profit… d’Altice. Dans son étude consacrée aux fusions et acquisitions dans les télécommunications, les médias et les technologies en 2013, le cabinet PwC explique que les nombreux mouvements des acteurs européens reflètent des recentrages. Géographiques, dans le cas d’Orange, ou plutôt métier pour Vivendi ou Alcatel-Lucent, qui se focalise désormais sur le cloud, le tout IP et le très haut débit. Les rapprochements entre opérateurs prennent parfois des formes simples. En février, Bouygues Telecom et SFR avaient signé un accord de mutualisation de leurs infrastructures mobiles. Une opération courante en Europe, qui permet de réaliser des économies importantes dans le déploiement et la maintenance des réseaux. Les deux français se sont inspirés d’O2 et de Vodafone en Grande-Bretagne, qui doivent procéder à une autre mutualisation en Grèce.
LA PRÉFÉRENCE NATIONALE, UNE OPTION À DOUBLE TRANCHANT
Selon l’étude de PwC, un processus de concentration va toucher les pays forts de l’Europe. "En Allemagne, le projet de fusion d’O2, filiale de Telefonica, avec E-Plus, filiale de KPN, s’il reçoit l’accord de Bruxelles, constituerait un signal fort", explique Steven Perrin, associé chez PwC France. Il en irait de même avec la validation du rapprochement Numericable- SFR. L’Union européenne a jusqu’ici freiné de tels rapprochements entre opérateurs importants, préférant des pays avec trois, voire quatre opérateurs. Objectif : favoriser la baisse des prix et le consommateur. À ce protectionnisme consumériste, la France ajoute un protectionnisme national. Le gouvernement Ayrault n’avait pas voulu que Yahoo ! rachète Dailymotion, la filiale d’Orange. Depuis que Vivendi a décidé de vendre SFR, il n’a pas caché son mécontentement vis-à-vis d’Altice, dont le siège est au Luxembourg, la cotation à Amsterdam et le patron en Suisse.
Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, avait aussi enjoint les opérateurs français à préférer les équipements d’Alcatel-Lucent à ceux de ses concurrents, message relaté par le PDG d’Alcatel-Lucent, Michel Combes. Les opérateurs, qui avaient commencé à se détourner d’un Alcatel-Lucent qui n’assurait plus ni les délais ni la qualité, ont vu dans ces appels une contrainte supplémentaire. Certains équipementiers étrangers expriment à demi-mot leur agacement. "L’Europe a un rôle important à jouer dans le futur des télécoms. Et pour être une région forte en la matière, elle a besoin d’être une arène ouverte, capable d’attirer les talents et de favoriser l’innovation, juge Hans Vestberg, le patron du suédois Ericsson, le numéro un mondial des équipementiers télécoms, interrogé par L’Usine Nouvelle. L’écosystème européen devrait être vivace et ne pas s’arrêter aux frontières." En appeler à des investisseurs uniquement français pour sauver les acteurs nationaux fait courir le risque de n’en trouver aucun. Quant à privilégier l’équipementier français en France, cela expose à le rendre persona non grata dans les pays de ses concurrents.
L’Europe a un rôle important à jouer dans le futur des télécoms. Pour cela, elle doit être une arène ouverte, capable d’attirer les talents et de favoriser l’innovation.
Hans Vestberg, PDG d’Ericsson
RETROUVER UNE AVANCE TECHNOLOGIQUE
L’autre enjeu européen est celui du leadership technologique. Distancée sur la 4 G, l’Europe est parmi les premières régions du monde à parier sur la 5 G. Orange et Alcatel-Lucent participent au projet Metis, initié par Ericsson et cofinancé par l’Union européenne. Avec un budget de R & D de 780 millions d’euros, Orange est le seul français à pouvoir se permettre ce type de travaux. Il a aussi compris que, face aux grands acteurs du numérique qui s’accaparent les revenus des opérateurs télécoms et de leurs clients, les opérateurs ne peuvent plus se contenter de vendre de l’infrastructure. Ils doivent développer des services comme la messagerie unifiée Joyn proposée par Orange. Mais aussi être présent, par exemple, dans les deux services de cloud souverain français : Numergy pour SFR et Cloudwatt pour Orange. C’est à cette condition que les opérateurs français pourront faire valoir leur place en Europe, en particulier face à des géants d’internet.
Les cinq acteurs français
- Orange, loin devant, réalise la moitié de son chiffre d’affaires en France, soit 20 milliards d’euros en 2013. Il emploie 102 000 personnes, compte 320 000 clients fibre et a dépassé le million d’abonnés 4 G fin 2013.
- SFR (avant son rapprochement avec Numericable) emploie près de 9 000 personnes et a enregistré en 2013 un chiffre d’affaires de 10 milliards d’euros. Il a plus de 21 millions de clients mobiles et 5,2 millions d’abonnés fixes.
- Numericable, filiale française d’Altice, compte 2 100 employés pour un chiffre d’affaires de 1,3 milliard d’euros en 2013 et 1,7 million d’abonnés.
- Free, qui emploie 6 900 personnes, revendiquait 13,68 millions d’abonnés en mars, lors de l’annonce de ses résultats. Ils lui ont rapporté 3,75 milliards d’euros.
- Bouygues Telecom, désormais fragilisé, emploie 9 092 personnes et a réalisé 4,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2013.
Quatre géants pour une Europe des télécoms fragmentée
L’Union européenne des télécoms compte une centaine d’opérateurs mobiles déclarés et des centaines d’autres, mobiles virtuels ou fixes. Une myriade d’acteurs, petits et moyens, cantonnés pour la plupart dans leur pays et quatre géants d’envergure internationale. En 2011, le secteur a engrangé 325 milliards d’euros de revenus et réalisé 42 milliards d’euros d’investissements. |
Vodafone : Le gourmand
- Chiffre d’affaires 53 milliards d’euros (dont environ deux tiers dans l’UE)
- 419 millions de clients dans le monde (119 millions dans l’UE)
- Environ 91 000 employés dans le monde (environ 52 000 dans l’UE)
Telefonica : Le conquistador
- Chiffre d’affaires 57 milliards d’euros (27 milliards dans l’UE)
- 323 millions de clients dans le monde (95,3 millions dans l’UE)
- 130 000 employés dans le monde (52 500 dans l’UE)
Deutsche Telekom : L’ami allemand
- Chiffre d’affaires 60,13 milliards d’euros (36,1 milliards dans l’UE)
- 173 millions de clients dans le monde (126 millions dans l’UE)
- 228 596 employés dans le monde (119 244 dans l’UE)
Bien que menacé sur son sol, l’allemand reste un géant. Très proche d’Orange dans plusieurs domaines, il conquiert d’autres territoires par le partage d’opérateurs ou de certaines fonctions avec le français.
Orange : Le pragmatique
- Chiffre d’affaires 40,98 milliards d’euros (30,4 milliards dans l’UE)
- 236 millions de clients dans le monde (127 millions dans l’UE)
- 165 000 employés dans le monde (138 000 dans l’UE)
Bruxelles impose ses règles
La proposition législative pour un "continent connecté", ou paquet télécoms 2013, doit définir un marché unique des télécoms en Europe. Les députés européens ont voté en première lecture la fin de l’itinérance et la neutralité d’internet. Parmi les autres nombreuses propositions, l’uniformisation de la régulation et de l’attribution des fréquences.
Téléphoner sans frontières. Fin 2015, les opérateurs ne pourront plus appliquer de frais d’itinérance transfrontalière à leurs consommateurs au sein de l’Union. Des limites "d’usage raisonnable" seront néanmoins fixées, pour éviter qu’un abonnement acquis dans un pays à bas coût ne serve uniquement dans un pays plus cher. Cette mesure va dans le sens d’une Europe unifiée.
La neutralité d’internet. Certains flux, en particulier vidéo, peuvent être privilégiés par rapport à d’autres afin d’en faciliter la circulation. L’Europe va interdire ce dispositif qui discrimine, selon elle, utilisateurs et petites entreprises. Les opérateurs et acteurs du net arguent que seule une régulation de la circulation des paquets permet un internet ouvert.
Une régulation simplifiée. Les opérateurs auraient préféré un régulateur unique là où ils doivent jouer avec autant de régulations que de pays dans l’Union. Ce ne sera pas le cas. Pour l’instant, le paquet télécoms ne prévoit pas non plus d’unifier les modalités d’attribution des fréquences mobiles.