On vous voit venir : un robot à ma place au bureau, c’est pas demain la veille ! Et pourtant les robots sont déjà partout, tout autour de nous : c’est ce que rappelle Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, co-auteurs du « Second âge des machines : travail, progrès et prospérité dans une ère de technologies lumineuses ». Les intelligences artificielles expulsent le spam de nos boites de réception, traduisent nos pages web, font voler nos avions et conduiront bientôt nos voitures. Principal outil de travail de 60% des français, l’ordinateur est déjà le plus fidèle des automates : un parfait ensemble de millions de micro-tâches mécanisées au service d’un véritable cerveau humain ! Et on vous parle chaque jour des nouvelles prouesses des algorithmes,de plus en plus intelligents...
Récemment, une étude réalisée par deux chercheurs d’Harvard a même montré que 47% de nos emplois pourront être confiés à des ordinateurs d’ici vingt ans.
Alors, faut-il avoir peur d’un âge entièrement mécanisé, où tout le monde serait mis au chômage ? Pas forcément. Ce serait certainement un monde d'opportunités, même si Brynjolfsson et McAfee - qui nous prédisent une "économie post-travail" pour bientôt - nous alertent sur un certain nombre d'effet pervers de l'automatisation du travail... dont il va certainement falloir s'occuper.
Destructions vs. créations d’emplois : quel équilibre ?
La fin du travail, un certain Keynes nous l’avait prédite dès 1938 en estimant qu’avec l'augmentation de la productivité due au machines, il suffirait en l’an 2000 que chacun s’astreigne à trois heures de travail productif par jour pour que chacun subvienne à ses besoins. Pourtant on travaille toujours, 35 heures par semaine au moins, et la valeur-travail se porte bien – on pourrait même dire qu’elle s’accroche. Alors, pourquoi s’inquiéter ?
Si l’Histoire a démenti le pronostic de John M. Keynes, c’est que tout n’était pas aussi simple. Tout d’abord, si l’évolution technique détruit des emplois, elle en fabrique aussi en contrepartie : pour imaginer, produire, vendre, maintenir et réparer ces nouveaux dispositifs techniques, on estime les emplois créés à 100 000 par an aujourd’hui – sans compter les 200 000 emplois vacants dans le secteur du numérique, faute de formations adaptées pour produire assez de nouveaux talents.
Pour autant, l’économie numérique ne détruit-elle pas plus d’emplois qu’elle n’en crée ? Rien n’est moins sûr. Notamment parce qu'en parallèle du progrès technologique, le monde du travail continue de se complexifier et le travail de se diviser, alimentant la « machine capitaliste » (comme l’appelle Erik Brynjolfsson) d’une autre catégorie de nouveaux métiers : des emplois administratifs et managériaux, qui ne sont pas reliés aux nouvelles technologies mais en découlent indirectement. Mais comme ils procèdent du raffinement, pour ne pas dire de l’hyper-spécialisation du monde du travail, ils ne sont pas toujours émancipateurs : récemment, l’anthropologue américain David Graeber a donné à certains d’entre eux le nom de « jobs à la con »,soit des missions dont le sens et l’utilité finit parfois par échapper à l’employé de bureau qui les mène.
Des exemples, l’anthropologie en cite quelques-uns – on vous laisse le loisir de contester ou d’amender cet inventaire un brin provocateur : lobbyiste, assistant en relation presse, télémarketeur, huissier de justice ou consultant légal. Des métiers dont « il n’est pas sûr que le monde souffrirait » s’ils disparaissaient, contrairement aux professeurs ou infirmier(e)s. Pourtant, ils sont bien là, se multiplient et nous « tiennent tous occupés » avec des meetings, reportings, outils de gestion et d’évaluation et autres séminaires de motivation... une société plus complexe réclame plus de normes, de procédures et de gens pour les administrer. Le monde professionnel se bureaucratise, et tant pis pour ceux qui voyaient le progrès technique comme l’horizon d’une libération du travail : cet horizon s’est constamment éloigné à mesure que de nouveaux outils sont arrivés dans nos vies.
Et Graeber de conclure : « C’est comme si quelqu’un inventait tout un tas d’emplois inutiles pour continuer à nous faire travailler ».
Des destructions d'emplois, mais aussi des créations variées, donc. Et pourtant, il y a toujours ce chômage. En masse. Et que rien ne semble vouloir résorber. Un fait qui autorise à penser que oui, malgré les destructions-créations, malgré l’explosion des « jobs à la con », il y a bel et bien un déficit de besoin en travail humain au moment où le monde s’automatise. Et à mesure que la productivité du travail continue d’augmenter – c’est-à-dire, que nous aurons besoin de moins de travail pour produire davantage – le chômage pourrait continuer d’augmenter.
Moins de travail, plus d'inégalités ? La répartition des nouveaux emplois
Et ce n'est pas tout : si les destructions d'emplois ne seraient que partiellement compensées par la création de nouveaux métiers, lareconfiguration des professions est lente et des déséquilibrespeuvent apparaître. C'est, en substance, ce qu'expliquent Brynjolfsson et McAfee, suivant par là les professeurs d'économie David Autor et David Dorn dans les colonnes du New York Times. Selon eux, les emplois de catégorie intermédiaire seraient les plus susceptibles d'être remplacés par des machines. Ce qui limiterait les besoins en ressources humaines à deux catégories : des emplois à haut et à bas niveau de qualification... réduisant les options et débouchés professionnels intermédiaires, et fragilisant ceux qui les occupent - les individus de la classe moyenne.
Concrètement, les ordinateurs ont tendance à remplacer les humains dans les emplois basés sur des tâches répétitives et "mécaniques" - en particulier l'organisation, le stockage, la récupération et la manipulation de l'information. Ces tâches sont les plus répandues dans les emplois semi-spécialisés comme la comptabilité ou la gestion, une catégorie intermédiaire entre les métiers dits "créatifs", à haut niveau de qualification, et les emplois polyvalents peu qualifiés.
Et du côté des créations d'emploi, la répartition ne serait pas meilleure : sur les 3,5 millions d’emplois créés aux Etats-Unis sur les cinq dernières années, 29% concernent des salaires élevés, 69% des salaires très bas, et seulement 2% des salaires intermédiaires, notait Hubert Guillaud dans InternetActu, le 14 janvier dernier. Parmi les 69% de "très bas salaires", on trouve les pronétaires, ces petites mains de la société de l'information qui contribuent aux grandes oeuvres collectives d'Internet par des micro-missions rémunérées à la tâche... et très peu encadrées en droit du travail. Enfin, au sommet peut-être de cet éviction du travail humain par les machines, il y a la masse des internautes - vous, moi - qui sont les producteurs des données que récupèrent les algorithmes pour créer nombre de services en ligne : des millions de gens "qui ne sont pas payés et ne savent même pas qu'ils sont utilisés", comme le dénonçait Jaron Lanier.
Pour mémoire, Autor et Dorn ne sont pas les seuls à voir se dessiner une telle polarisation des emplois à l'ère Internet. Jaron Lanier explique également que l’essor d’Internet coïncide avec un accroissement des inégalités. La faute ne serait pas imputable au réseau des réseaux lui-même, mais à l’utilisation qui en est faite : selon lui, l’appropriation par les plus aisés des systèmes informatiques aurait joué le rôle d’un formidable accélérateur dans la course à l’information, créant desdistorsions de plus en plus grandes entre les « have » – ceux qui ont – et « have not » – ceux qui n'ont rien.
En la matière, l'analyse de Brynjolfsson et McAfee est plutôt simple : les nouvelles technos ont le pouvoir de faire grossir l'économie...mais il n'y a pas de loi qui dit que ces nouvelles richesses seront également réparties. Le Premier âge des machines dont ils parlent s'achève ainsi sur une augmentation sans précédent de la richesse mondiale : globalement et malgré la crise économique, les ménages américains n'ont jamais été aussi riches, remarquent-ils. Mais si le gâteau a grossi, il n'a jamais été si mal partagé : le revenu médian des Américains est retombé à son niveau de 1990, rappellent les auteurs... et l'on constate la même montée des inégalités dans les pays européens.
En fragilisant l'emploi dans un contexte de chômage de masse, leSecond âge des machines qui vient ne devrait pas arranger cette situation.
Alors, quelles solutions ?
Bon. Admettons, cette vision du travail ne suffira pas à nous rassurer quant à nos perspectives futures, dans un monde robotisé : on préférerait presque laisser le travail aux robots finalement, non ? Ah mais non, on vous l’a dit : c’est impossible. Les robots ne pourront jamais tout faire – et de toute façon, on inventera toujours de nouvelles façons de travailler avec eux.
Mais alors, quelles solutions ? Pour Brynjolfsson et McAfee il faudrait agir par la loi, pour transformer le système en profondeur. A cet effet, ils proposent dans leur livre des solutions pour repenserl'éducation, l'entrepreneuriat et la politique fiscale. Pour les connaître, rendez-vous dès maintenant dans la suite de ce billet !