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Existe-t-il une poésie du "nouveau monde industriel" ?

13/5/14


L'actualité industrielle en ligne - INFO24/7 L'Usine Nouvelle



 
 

Existe-t-il une poésie du "nouveau monde industriel" ?

Publié le 
Alain Cadix 
© DR

Cette semaine, Alain Cadix philosophe sur la question de la "poésie de l'industrie", qui a évolué dans le temps et se perd aujourd'hui dans le "nouveau monde industriel". Chargé de la Mission Design par les ministres du Redressement productif et de la Culture, l’ancien directeur de l'École nationale supérieure de création industrielle expose chaque semaine pour L'Usine Nouvelle sa vision des mutations de l'industrie par le prisme du design et de l'innovation.

En fouinant jadis chez les bouquinistes des quais de la Seine, je trouvai un petit livre intitulé "La poésie de l’industrie", publié en 1853 par un certain Kaufmann.

En voici un extrait : "Allez jusqu’à Saint-Etienne, cette ville de charbon, de fer et de soie. Vous entendrez les pesants marteaux des fabriques d’armes retentir à côté des ateliers de rubans ; vous verrez les ouvriers noircis, brûlés, des houillères et des forges, mêlés aux jeunes filles qui tissent les crêpes et les gazes, et le même cours d’eau, le Furens, faire mouvoir en même temps les martinets et les ouvraisons de soie, les meules à aiguiser les sabres et les bobines de coton. Vous traverserez sur le rail une délicieuse vallée boisée, ombreuse, arrosée par le Gier (…), rafraîchie par le canal dont les bords sont d’une rare beauté, vallée que les poètes n’eussent jamais soupçonnée si l’industrie ne fut venue y tracer un sillon".

 

Cette euphorie annonce les œuvres impressionnistes de Caillebotte, Monet, Pissarro, prodiguant des formes poétiques à l’industrie de ce temps, avec ses flammes, ses fumées, ses suées, et, on le pressent, ses exhalaisons. Elle rappelle que la poésie est un flux d’émotions nées de "l’union intense des sons, des rythmes et des harmonies" (Larousse).

Achille Kaufmann prenait alors, peut-être sans le savoir, le contre-pied du poète et historien anglais Thomas Macaulay, qui connut la révolution industrielle : "À mesure qu’avance la civilisation, la poésie, presque nécessairement, décline".

UNE INDUSTRIE DUALE

Cette industrie, confrontation primordiale à la matière, eut bien des effets négatifs. La mort accidentelle roda, lui donnant une dimension épique. La laideur et l’insalubrité se répandirent. Il fallut notamment un William Morris et l’invention des arts, que l’on pourrait qualifier avant l’heure de décoratifs, pour tenter d’effacer le hideux et le vulgaire.

La poésie de l’industrie était l’expression de son imaginaire. Une industrie duale, comme celle de Saint-Etienne : la chaleur, l’incandescence, le bruit des forges et des laminoirs et en même temps, à l’autre extrémité de la palette sensible, la relative discrétion et le raffinement des tissages de soyeux.

Le XXe siècle jusque vers la fin des années 60 fut dans la continuité. Il s’enrichit de la poésie de la troisième dimension, avec l’aviation, la ligne ; plus tard l’espace, la Lune.

Puis tout changea. La flamme s’éteignit progressivement. Ce fut une nouvelle ère, celle d’une civilisation, la nôtre, sans un rêve qui la transcenderait véritablement. Ce fut celle des emboitements et des entassements.

BOITES NOIRES DU NUMÉRIQUE, SALLES BLANCHES DE LA MICROÉLECTRONIQUE

La seconde moitié du XXème siècle fut le temps des boites noires du numérique, des salles blanches de la microélectronique, des boites transparentes de Pétri (certes inventées à la fin du XIXème, mais qui y proliférèrent) ; aussi de ces espaces refermés, les "open spaces", où les hommes en batterie faisaient face à leurs écrans, écrans au monde réel. Ce fut aussi l’ère des concentrations. Cette industrie-là existe toujours. Je ne me souviens pas qu’il y eût avec elle l’émergence d’une poésie singulière. En tout cas, elle ne m’a pas touché.

Ce manque de poésie conduisit naturellement au désenchantement dont nous ne sommes pas sortis. Le propos de Louis Pasteur Valléry-Radot, entre autres biographe de son illustre grand-père, a toute sa pertinence : "Sans rêve il n’y a pas de poésie possible. Et sans la poésie, il n’y a pas de vie supportable".

Nous sommes désormais entrés dans un "nouveau monde industriel". Quelle est sa poésie ? Est-il important qu’il en eût une ? Elle ne peut être ni créée artificiellement, ni imposée. La prophétie de Macaulay est-elle incontournable ? L’a-poésie est-elle devenue consubstantielle à notre civilisation ? Tentons de nous rassurer en reprenant quelques-unes de ses caractéristiques contemporaines.

D’abord, notre ère est celle d’une confrontation dramatique, aussi titanesque que déroutante : celle qui oppose l’abondance à la finitude. Elle crée un univers onirique et poétique. Ensuite, elle est celle des relations : interactions, liaisons, réseaux. Notre ère est aussi celle de l’invisible. Je ne parle pas de cet invisible fondé sur "les déviances, les manquements et les subversions" des hommes, tel qu’il fut présenté par exemple en 2013 à la Biennale de Louvain-la-Neuve ; ce n’est pas cette poésie "refoulée dans nos cauchemars collectifs" dont je parle. Je parle de l’invisible productif, industriel, des atomes et des bits ; dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit. L’imaginaire de l’invisible projette alors ses mystères quand celui du visible affichait ses formes.

LE "CLOUD", PUITS SANS FOND DE POÉSIE

Plus particulièrement, et prosaïquement, nous pourrions évoquer cette invention nouvelle qu’est le "cloud" (processus qui consiste à utiliser la puissance de calcul et/ou de stockage de serveurs informatiques distants à travers un réseau, ndlr). Ici le nuage blanc prend le pas sur la boîte noire comme nouvel écran à notre conscience ; ce mystérieux nuage où se cachent des trésors, où se nouent des liaisons secrètes, où fomentent des hackers. Il ouvre un nouvel imaginaire faisant la part belle au mystère ; et il existe une poésie du mystère. Si, pour Federico Garcia Lorca, la poésie est "le mystère de toutes les choses", alors le "cloud" est un puits sans fond de poésie…

A l’invisible se surajoute l’éphémère. L’obsolescence règne dans l’ère de l’information et de la relation, plus encore que dans celle des objets. L’obsolescence porte en elle une part de poésie.

Poésie de l’invisible, du mystère, de la liaison, de l’éphémère (ce n’est pas limitatif) : ce monde en profonde transformation, né d’une nouvelle révolution industrielle, n’en manque pas. Potentiellement. Car avant tout le rêve est nécessaire : "Sans rêve il n’y a pas de poésie possible". Comme du temps de William Morris, les designers, à Saint-Etienne ou ailleurs, les artistes aussi, ont un rôle à jouer.

Alain Cadix, chargé de la Mission Design auprès des ministères du Redressement productif et de la Culture
@AlainCadix

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