François Hollande en Turquie, le 27/01/14. Ici en conférence de presse à Ankara (AP/SIPA)
Cette chronique aurait aussi pu s'intituler : François Hollande, le nouveau Humpty-Dumpty de Lewis Caroll ? "Lorsque j’utilise un mot", déclara Humpty Dumpty avec gravité, "Il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifierait – ni plus ni moins". […] Mais le problème", dit Alice, "c’est de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes". "Le problème", dit Humpty Dumpty, "est de savoir qui commande, c’est tout !"
Aujourd’hui, en cette période non pas de "crise" mais d’indécidabilité, s’interroger sur l’effectivité de la parole politique de François Hollande en matière de chômage, est comme une invitation à relire le petit ouvrage de Lewis caroll, "De l’autre côté du Miroir" (1871), où s’affrontent des considérations sémantiques sur l’usage des mots, entre Alice, celle du "Pays des merveilles" et Hympty-Dumpty, célèbre personnage de forme ovoïdale, qui s’autoproclame en toute impunité "prescripteur du sens des mots".
Qui est le maître ?
Pour Alice, la vraie question est de savoir si Hympty Dumpty a suffisamment de pouvoir pour décider seul de changer le sens des mots, et Humpty Dumpty de penser que l'important est d'en être le maître.
Le principe selon lequel tout ce que l’on peut vouloir signifier peut être dit – ce que J.-R. Searle appelle le "principe d’exprimabilité"[1] – n’implique aucunement qu’il est toujours possible d’en trouver la bonne formulation qui puisse être comprise par tous.
Prenant peu à peu conscience du caractère relatif de son pouvoir, Humpty Dumpty se fait battre comme un débutant sur le terrain de la logique, par Alice qui lui donne un cours de logique :
"Si l'on décide de s'occuper d'une année entière et de la découper en 364+1, il est plus rapide de considérer que 364 est obtenu en retranchant 1 à 365 plutôt que de la considérer comme addition des 364 jours qui la composent."
Un pouvoir donc, qui ne s'appliquerait uniquement dans le cas où le système dont il est le maître est "impénétrable" c'est à dire que personne ne doit, ni ne peut y pénétrer.
Nouvelle forme d’expertise contradictoire : la volonté politique
François Hollande, contre-toute attente, a considéré dès le printemps 2013 que l’important est de savoir qui commande, et il s’est ainsi naturellement autoproclamé contre-expert sur le seul fondement de sa "volonté" et de son "engagement" politiques, face aux déclarations des experts qui prévoyaient unanimement la hausse du chômage.
Une nouvelle forme d’expertise contradictoire à valeur probante : la volonté politique – "La volonté politique, cela consiste à ne pas valider les prévisions".
C'est le monde à l'envers ! Longtemps valorisée et légitimée, l’expertise ou l’évaluation comme dispositif d’aide à la décision politique, désigne aujourd’hui pour certains un ensemble de pratiques menaçantes. Si l’évaluation met en place les procédures propres à instaurer l’absolu gouvernement des choses, comment faire sans elle ?
Alice se trompe aussi en disant qu'Humpty Dumpty porte une belle ceinture, elle se reprend en la qualifiant de cravate, Humpty Dumpty s'offusque devant l’incapacité d’Alice de faire la différence entre une ceinture et une cravate. "Il existe des gens qui ne savent pas faire la différence entre une cravate et une ceinture !" Les experts se trompent-ils ou disent-ils finalement la même chose ?
Prévoir la hausse du chômage ne serait rien de moins que l’affirmation et l’expression de sa stabilité ?
Le langage propre du président
Ainsi, François Hollande se serait-il octroyé l’exclusivité de l’exercice d’un droit exorbitant : celui d’avoir un langage à soi, un langage qui soit logiquement incompréhensible pour tout autre que lui.
La fonction perlocutoire du langage du président Hollande, pour reprendre la théorie des actes de langage de John Austin (Quand dire, c'est faire[2]) ne peut être assurée et assumée que si certaines circonstances, ou normes conventionnelles sont réunies (je vous affirme que/je vous annonce que le chômage connaîtra une baisse fin 2013), assorties d’effets perlocutoires qui produisent une forme de crédulité passive de nature psychologique auprès des citoyens : "Je vous crois Monsieur le Président, puisque vous l’avez dit, donc cela sera !"
L'effet perlocutoire est ainsi produit par une parole donnée, devenue une sorte de rengaine aux couleurs de la Javanaise : "J'avoue J'en ai Bavé Pas vous…"
Ainsi donc, notre Humpty Dumpty, devra-t-il prendre conscience qu'il est sur le terrain de la croyance. N’aurait-on pas pris assez garde que le discours politique actuel fonctionne comme l’attitude magique ? Si je fais une déclaration, j’évoque une puissance au sens où je suscite sa présence et où l’invocation entraîne l’évocation. Ce si-alors – au fondement de toute magie – relève d’une forme d’inférence non pas prospective mais essentiellement rétrospective.
La magie est tombée
Alice a gagné. Humpty Dumpty, d’un ton grave, explique qu'il corrompt les mots pour qu'ils lui obéissent, et s'ils viennent le samedi soir chercher leur salaire, s'est sans aucun doute pour aller faire la fête, pour qu'ils se libèrent, car son autorité est l’expression d’un véritable enfermement.
Humpty Dumpty a perdu la bataille de la logique, et celle du pouvoir évocateur du sens des mots.
Les experts ont gagné, le président Hollande est débordé. La magie est tombée. Par le seul pouvoir sémantique qu'il s'est lui-même octroyé. S’il a perdu la bataille du sens des chiffres du chômage, la question de la gestion de l’impondérable économique lui pend au bout du nez.
Si la question de l’égalité des armes en matière de preuve se trouve ainsi posée d’emblée, la relation entre le prévisible et l’imprévisible ne devra sans doute pas être sacrifiée sur l’autel de l’aléatoire et l’impondérable.
[1] Searle J.-R., 1972. Les actes de langage, trs. Hélène Pauchard, Hermann, 1972.
[2] Austin, J., 1970. "Quand dire, c'est faire" (1962), trad. G. Lanne, Seuil.