Le cabinet Deloitte et L’Usine Nouvelle ont conduit une étude sur la maturité des pratiques lean dans les grands groupes industriels présents en France (Alstom, Valeo, STMicroelectronics, L’Oréal, Essilor, PSA, Technip, Safran et 3M). Nicolas Gautier, associé chez Deloitte en charge de l’activité stratégie et opérations, et Mathieu Genoud, directeur de l’activité excellence opérationnelle, livrent leurs impressions.
L'Usine Nouvelle - Vous avez interrogé les directeurs amélioration continue de neuf grands groupes industriels. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans cette enquête ?
Nicolas Gaultier - Même s’il est rassurant de voir que l’ensemble des grands groupes industriels sont engagés dans des démarches d’amélioration continue, nous avons été surpris par le caractère récent de la plupart de ces démarches. Ce qui est un prérequis dans l’automobile depuis des décennies ne l’est devenu que tardivement dans le reste de l’industrie. En effet, si Valeo fait du lean depuis 1991, il a fallu attendre 2004 pour le voir appliqué chez Alstom, 2005 dans le groupe 3M, 2006 chez Essilor, 2007 pour Technip et Safran, 2008 pour L’Oréal et STMicroelectronics. Le cas de PSA est particulier car, même si le lean n’a été officiellement déployé au niveau groupe qu’en 2011, il y avait déjà de nombreuses initiatives locales dans les usines.
Mathieu Genoud - Par ailleurs, l’étude a montré qu’en dehors de l’automobile, la plupart des grands groupes industriels français sont encore en phase de déploiement. Pour la plupart d’entre eux, le défi actuel est de conduire simultanément deux projets : déployer la méthode sur le plan géographique, et l’étendre à travers les différents métiers de l’entreprise.
Quelles différences avez-vous pu noter dans la manière d’appliquer le lean ?
Mathieu Genoud - On remarque une grande diversité d’approches. En fait, il y a autant de façons d’appréhender le lean que d’entreprises. Chez Valeo, la méthode est un "accélérateur de transformation", alors que chez Alstom elle sert surtout à réduire la dispersion entre les sites. Pour Essilor elle permet d’identifier et de diffuser les bonnes pratiques. En ce qui concerne le déploiement du lean, Alstom, a commencé par une usine pilote avant d’étendre la méthode à tout le groupe. Pour Technip c’est l’inverse : la direction a mis sur pied un plan décliné dans les usines.
On distingue donc deux écoles, ceux pour qui la stratégie est "bottom-up", et ceux pour qui elle est "top-down". Chacune a ses avantages : la première permet une meilleure appropriation par les opérateurs, et la seconde évite que le lean ne reste cantonné aux activités de production. L’idéal est de faire un mélange des deux, comme chez Essilor qui a mis en place un système où la direction fixe des objectifs ambitieux, mais laisse une grande latitude à chaque usine dans la manière d’atteindre ces objectifs.
Nicolas Gaultier - Certains groupes ont choisi de former un maximum de personnes le plus rapidement possible, quand d’autres privilégient une formation progressive. Par exemple, STMicroelectronics a formé en un an l’ensemble de ses collaborateurs, tandis que Safran, qui a créé son école interne, délivre chaque année environ un millier de certificats "Green Belts" ("ceinture verte" - pour les collaborateurs qui ont mené à bien au moins un chantier lean). Enfin, il y a ceux dont l’histoire est plus originale, comme 3M qui a commencé par appliquer la méthode Six Sigma avant de faire du lean.
Y a-t-il des points communs entre les programmes ?
Nicolas Gaultier - Tout le monde s’accorde sur le rôle crucial du management. Il semblerait qu’aujourd’hui les grands groupes aient saisi l’importance d’avoir un sponsoring continu de la part de la direction. Mais surtout, ce que notre étude montre, c’est que le lean, ça fonctionne ! Tous les grands groupes en ont tiré des résultats spectaculaires, comme L’Oréal qui a réduit ses non-conformités de 40 % en un an, Technip qui a divisé par trois ses délais de livraison pour des unités de liquéfaction de gaz au Qatar, ou encore PSA qui vise 100 millions d’euros d’économies en 2014 grâce au lean.
Pour ces industriels, le lean n’a rien d’une simple mode. Certains n’hésitent pas à parler d’une méthode révolutionnaire. La plupart des grands groupes regrettent de ne pas s’être mis plus tôt au lean. Jamais ils ne reviendraient en arrière. Bien sûr, mettre en place un programme pérenne reste un exercice compliqué, car il faut réinventer en permanence la manière d’animer et de générer des bénéfices. Pour inscrire le lean dans la durée, il faut en faire une vraie stratégie d’entreprise, et ça ne se fait pas sans des outils spécifiques et un accompagnement du changement.
Mathieu Genoud - Tous les groupes qui ont déployé le lean dans leurs principaux métiers s’intéressent désormais aux gains qu’ils peuvent trouver aux interfaces entre ces métiers. 3M s’y intéresse particulièrement car certains de ses produits traversent jusqu’à quatre usines différentes. Mais pour raisonner global, il faut savoir dépasser les indicateurs internes de chaque site pour piloter des indicateurs au niveau produit ou au niveau groupe. Les sites doivent ensuite apprendre à travailler sur cet objectif commun, quitte à dégrader certains indicateurs internes, car c’est la rentabilité globale du groupe qui est en jeu. Et bien sûr, quand on parle de travailler aux interfaces cela signifie aussi optimiser la relation avec ses fournisseurs et les faire progresser. Tout le monde y gagne : le groupe travaille avec des fournisseurs plus performants, et ces derniers peuvent mettre en avant les compétences nouvellement acquises auprès de leurs autres clients.
Quelles seraient vos recommandations pour la création d’un système d’amélioration continue efficace ?
Nicolas Gaultier - Il est utile d’avoir une équipe centrale qui définit le process, mais quel que soit le modèle il faut arriver à laisser suffisamment de liberté aux usines pour proposer des améliorations de rupture. Une bonne solution, selon les conclusions de notre enquête, est de commencer par construire une usine performante, d’en déduire un référentiel, de créer un système de partage et de diffusion des bonnes pratiques, de fixer des objectifs qui ne brident pas trop la créativité, et enfin d’ajuster le modèle pour qu’il s’adapte aux cultures des différents pays.
Reste-t-il des aspects sur lesquels les grands groupes vous ont paru encore peu avancés ?
Mathieu Genoud - Peu d’entreprises ont déployé la méthode Six Sigma. Pour la plupart, c’est un outil d’experts difficile à faire accepter dans l’atelier. Pourtant, nous savons que cela peut très bien marcher sur le terrain à condition d’en faire un outil d’aide binaire, c’est-à-dire avec un écran qui affiche juste “conforme” ou “non conforme”. Au niveau supérieur, en revanche, ça peut se traduire sous la forme de cartes de contrôles et autres outils d’analyse statistiques. En bref, le Six Sigma ça marche mais ce n’est pas assez mis en place au niveau du middle management.
Nicolas Gaultier - Il en va de même pour ce qui est de l’utilisation d’outils d’optimisation avancés. Je pense aux outils d’Advanced knowledge discovery (AKD). Il s’agit de logiciels qui, à partir de données brutes de production, peuvent détecter des relations d’influence entre différents paramètres et proposer des lois explicatives (les conditions requises pour produire des pièces bonnes). L’intérêt est que les algorithmes peuvent identifier des paramètres discrets impossibles à détecter par le cerveau humain.
On peut faire un parallèle avec la règle des 80-20 : sur tous les problèmes existants dans une fabrication, 20 % sont très complexes et ne peuvent être résolus par les méthodes classiques. Mais ce sont ces 20 % de problèmes qui représentent la majorité des gains potentiels. Toutefois, certains groupes que nous avons interrogés commencent à s’intéresser à ces technologies, comme Alstom, Technip ou STMicroelectronics.
Quant à l’utilisation du big data, ce n’est pas pour tout de suite. Aujourd’hui ce que les industriels nous disent c’est : "on a déjà suffisamment de mal avec nos données internes". Pourtant, demain il faudra bien que les grands groupes apprennent à exploiter leurs données et les corréler ensuite avec la masse d’informations venant de l’extérieur.
Au final, existe-t-il un "état d’esprit lean" ?
Nicolas Gaultier. Oui, et c’est lorsqu’il est très marqué que les projets lean sont les plus pérennes. Sur ce point, on peut dire que Valeo est parvenu à faire du lean une véritable stratégie de groupe. D’ailleurs chez eux c’est le PDG qui pilote le comité d’amélioration continue. L’équipementier a mis en place une véritable gouvernance de son système, à la manière de Toyota, et il s’agit selon nous d’un point clé. Chez L’Oréal ou Essilor, l’état d’esprit lean se ressent car on veut que chaque collaborateur trouve du sens dans ce qu’il fait, jusqu’aux opérateurs. Il ne faut jamais déposséder l’opérateur de la maîtrise de son geste, et voir un industriel qui prend le temps d’expliquer les choses aux opérateurs est la preuve d’un bon niveau de compréhension de ce qu’est le lean. Enfin, il apparaît évident que l’engouement autour de l’amélioration continue ne doit jamais s’arrêter. Lorsqu’on a l’impression que tout roule, que l’usine ronronne et les gens sont dans la routine, c’est que l’entreprise est déjà dans le rouge.
Propos recueillis par Frédéric Parisot