Toutes les entreprises, si elles veulent survivre et se développer, se doivent d'être ambidextres. Il leur faut à la fois maîtriser l'excellente opérationnelle et être innovantes.
La démarche "lean" peut aider à trouver le juste équilibre entre les deux. Mais il faut sortir des sentiers battus lorsqu'on veut l'appliquer à l'innovation.
La démarche "lean" peut aider à trouver le juste équilibre entre les deux. Mais il faut sortir des sentiers battus lorsqu'on veut l'appliquer à l'innovation.
Toutes les entreprises sont confrontées au dilemme suivant. D’une part, elles doivent préserver leurs parts de marché dans les activités profitables où elles excellent. Il leur faut donc mettre en place tous les processus qui leur permettront de produire de la manière la plus efficace possible. Il s’agit de faire rentrer de l’argent. D’autre part, elles doivent préparer l’avenir, car elles savent que leurs activités profitables ne le seront pas éternellement. Il faut donc qu’elles innovent. Bref qu’elles dépensent de l’argent pour un retour incertain. Comme l’innovation est un processus itératif, il est peut être vital de bien maîtriser l’énergie dépensée pour réaliser ces itérations. Ceci est vrai que l’on soit une start-up ou un grand groupe.
C’est là qu’il peut être pertinent d’adapter l’approche « lean» au pilotage de l’innovation. Mais comment concilier démarche « lean » et innovation ? La démarche « lean » n’est pas nouvelle. Bien des organisations ont mis en place cette démarche transversale pour améliorer leurs performances. Elle mobilise des équipes multidisciplinaires. Dans la pratique une véritable démarche « lean » va présenter trois phases, la première qui est une phase de déstructuration de l’existant va s’appuyer fortement sur la cartographie des flux (« Value Stream Mapping »). Elle va permettre de faire découvrir à chacun les faiblesses du processus actuel et de faire la part entre les problèmes de processus (la structure de l’organisation) et les problèmes d’exécution (les compétences ou les capacités dans le système). La seconde phase est une phase de (re)structuration, elle va consister à construire une solution nouvelle faite à la fois d’organisation et de mise à niveau des moyens et compétences. La troisième phase consistera à mettre en œuvre ce qui aura été dessiné préalablement.
Nous avons décrit comment l’approche « lean » peut être adaptée à l’innovation dans notre ouvrage « L’innovation Agile » aux éditions AFNOR (1).
Le modèle développé par Eugene Fitzgerald, Andreas Wankerl du MIT (2) constitue un outil intéressant dans la conduite de l’innovation. Même s’il ne se revendique pas du « lean », il en est proche dans les objectifs. Il s’agit de piloter l’innovation de la manière la plus performante possible.
De quoi s’agit-il ? En fait, leur modèle a l’avantage de la simplicité. Il est bâti autour de 3 pièces maîtresses :
- La Technologie : elle comprend toutes les briques et systèmes issus de technologies standard ou réellement innovantes ainsi que l’environnement scientifique et technique nécessaire pour les combiner de manière innovante.
- Le Marché : il est pris dans un sens assez large puisqu’il est constitué par n’importe quel segment de marché qu’il soit déjà existant ou nouveau, pourvu qu’il ait une appétence pour l’innovation.
- L’Implémentation : il s’agit de tous les processus, tous les éléments et savoirs (propriété intellectuelle, industrialisation, normes et réglementation…) qui permettent de faire en sorte que l’innovation devienne une réalité dans l’environnement pour lequel elle a été conçue. Fitzerald et Wankerl considèrent que l’Implémentation est le processus qui permet de relier ce qui relève de laTechnologie à ce qui relève du Marché.
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Le modèle de Fitzgerald et Wankerl |
Chacun de ces trois blocs a un impact sur les deux autres. Et, évidemment, l’innovation peut se nicher dans chacun d’eux. Ainsi, l’iPod d’Apple constitue, selon Fitzgerald et Wankerl, un bon exemple d’innovation au niveau de l’Implémentation. Les lecteurs MP3 existaient bien avant qu’Apple ne lance l’iPod. C’est la manière dont Apple a établi un partenariat avec les maisons de disques et la manière dont Apple a construit son modèle d’affaire autour de ce partenariat qui a été la source de l’innovation apportée par l’iPod. Alors qu’avec l’iPhone, l’innovation est venue du côté de la Technologie, non pas de technologies proprement innovantes, mais du transfert de technologies bien maîtrisées, par ailleurs, dans le domaine des téléphones portables. Apple n’a pas inventé l’écran tactile, par exemple, mais l’a appliqué au monde de la téléphonie mobile. C’est ce type de transfert qui a rendu l’iPhone plus innovant que ce que pouvait proposer les autres fabricants de téléphones portables.
Tout l’intérêt du modèle provient du mécanisme d’itération que l’on met en place entre les différents blocs précédents pour concevoir une innovation. Ce mécanisme va permettre de réduire les risques qui lui sont liés et permettre d’innover plus efficacement.
A l’intérieur de chaque bloc ci-après, on inclut tous les éléments que l’on peut envisager : Chaque cercle rouge représente un segment de marché correspondant à une application particulière, chaque cercle bleu une technologie qui peut aboutir à une application intéressante, chaque cercle vert un facteur servant à rendre accessible, ou pas, la Technologie au Marché. Il faut concevoir le système comme un système dynamique. Les composantes de chaque bloc peuvent évoluer. Il y a l’avancée des connaissances scientifiques, l’avancée des technologies, les changements des besoins du marché, l’apparition de nouvelles contraintes environnementales, de nouvelles réglementations, de nouvelles normes, de progrès au niveau des procédés industriels…
Nous donnerons un exemple du fonctionnement de ce système. Nous prendrons une brève histoire de la fumée liquide appliquée à l’alimentaire. En 1895, Ernest Wright découvre qu'il peut obtenir un liquide à la saveur de fumée, par condensation (Technologie). Il voit tout de suite certaines applications possibles dans le domaine de la salaison (Marché). C’est ainsi qu’il essaye de fumer du jambon avec ce liquide. Mais pour pouvoir fumer de manière satisfaisante les produits carnés, il est nécessaire de disposer de fumée suffisamment concentrée et stable (Implémentation). D’autre part, s’agissant d’un produit à usage alimentaire, il faut que l’utilisation de la fumée liquide soit autorisée (Implémentation). Il est facile de comprendre que c’est la résolution de l’ensemble des problématiques soulevées dans chacun des blocs qui a permis à cette innovation de diffuser aux Etats Unis. Ces problématiques sont liées. Il faut par exemple démontrer que la fumée liquide n’est pas dangereuse pour la consommation humaine (Technologie), pour obtenir l’autorisation de commercialisation (Implémentation).
Plus tard, on a compris que ce sont les groupements carbonyles de la fumée liquide qui, en réagissant avec les protéines, permettent le développement d’un goût fumé (Technologie). Les polyphénols sont, quant à eux, responsables du développement de la couleur fumée (Technologie). Du coup, on a pu imaginer deux types d’applications : L’une pour le goût fumé, l’autre pour la coloration fumée (Marché) à partir de procédés spécifiques permettant la production de fumées riches en polyphénols ou en composés carbonylés (Implémentation). De plus, grâce à une maîtrise plus fine de la condensation de la fumée, on a pu créer différents types de fumées, adaptées à différents produits alimentaires, dont le fromage (Marché). Comme on a pu démontrer que l’on pouvait maîtriser la teneur en certains composés toxiques (Implémentation), dont les goudrons (Implémentation) et que le traitement par la fumée liquide donnait des produits mieux standardisés par rapport à ceux traités par des procédés de fumage traditionnel, on a pu marquer des points par rapport à eux (Marché).
Nous avons dit que l’équilibre entre les différents blocs évolue en permanence. Ainsi, les connaissances scientifiques et les procédés de fabrication de fumée liquide ont progressé. Ceci a permis d’imaginer d’autres applications, telle que l’imprégnation d’emballages par de la fumée liquide. Ceci n’était pas envisageable auparavant du fait des propriétés physico-chimiques des fumées liquides (Technologie). L’emballage peut servir à fumer par contact et non plus par spray. Il s’agit d’un procédé encore moins polluant qui permet d’élargir le nombre d’applications possibles (Marché).
Dans ce modèle, les itérations servent à sélectionner les meilleures combinaisons entre les technologies, innovantes ou non, les applications marché, existantes ou non, et l’implémentation, afin de construire les innovations les plus prometteuses. On élimine soit celles qui semblent peu productives, soit celles qui sont trop risquées, à un moment donné. Il sera toujours possible de les reconsidérer plus tard si la situation à l’intérieur d’un bloc a évolué favorablement.
Le processus aide ainsi à optimiser l’utilisation des moyens en les focalisant sur les projets d’innovation porteurs. Il est conduit en étudiant de manière précise et progressive les différentes hypothèses sur lesquelles reposent les combinaisons, jusqu’à obtenir un niveau de confiance suffisant des différentes données Technologie-Marché-Implémentation, à partir duquel pourront être prises les décisions.
Cette approche évite la myopie que peut provoquer l’utilisation d’une approche « lean » plus orthodoxe. Elle donne à la fois une vision globale sur les champs d’innovation possibles et alimente les choix opérationnels.
(1) L’innovation Agile, JF Lacoste Bourgeacq, P. Crapart, G. Lauga, P. Morin, éditions AFNOR 2007.
(2) Inside Real Innovation, Eugene Fitzgerald, Andreas Wankerl, Carl Schramm, World Scientific Publishing Company, November 3, 2010