E n m'écoutant, comme vous venez de le faire, pendant quatre-vingt-dix minutes, vous avez gagné vingt-deux minutes d'espérance de vie supplémentaire. » C'est ainsi, à la grande satisfaction de ses auditeurs, qu'un démographe reconnu, professeur à Oxford et spécialiste de l'allongement de la durée de la vie, concluait la conférence qu'il venait de donner.
Les projections statistiques sont en effet spectaculaires. Un enfant qui naît aujourd'hui a une chance sur deux de devenir centenaire, pour peu qu'il bénéficie d'un environnement avancé, stable et prospère. Les Chinois ont, bien sûr, raison de s'inquiéter de l'augmentation du nombre de pathologies liées à la pollution dans leur pays. Il n'en demeure pas moins que, en l'espace de cinquante ans, de 1960 à 2010, l'espérance moyenne de vie en Chine a augmenté de plus de trente ans.
Vivre plus vieux et en bonne santé est une des révolutions les plus positives de notre époque. Cette transformation a des conséquences économiques et sociales évidentes, sur l'âge de la retraite tout comme sur l'organisation même des étapes de la vie, entre phases de formation et d'éducation permanente et phases de travail. Prendre sa retraite plus tard, continuer à étudier toute sa vie vont devenir des évidences, si tel n'est pas encore le cas.
L'expression « silver economy » fait référence à tous les secteurs d'activité qui apparaissent du fait de l'allongement de la durée de la vie, et donc du pourcentage croissant des seniors dans nos sociétés.
Mais ne conviendrait-il pas également de considérer les conséquences en termes politiques de l'accroissement de l'espérance de vie ? Des expressions souvent utilisées dans les médias comme « les soixante-dix ans sont les nouveaux cinquante » ne devraient-elles pas transformer le regard que nous portons sur nos politiques ? Parlera-t-on ainsi demain de « silver politics » comme l'on parle aujourd'hui de « silver economy » ? L'âge, loin d'être un handicap, est-il en train de devenir un atout ? Des sociétés qui deviennent de plus en plus seniors vont-elles se choisir des leaders à leur image ? N'est-il pas en effet plus raisonnable d'être dirigé par de vrais sages, naturellement enclins à plus de recul du fait de leur âge et expérience, que par de prétendus sauveurs ? De telles personnalités seront moins disposées à considérer qu'il est nécessaire d'occuper à tout bout de champ le terrain médiatique. Elles seront plus avares de leurs actes comme de leurs paroles et elles considéreront que leur rôle est au moins autant de réfléchir que de faire. Moins soucieux d'agir ou plus encore de ne pas agir pour être réélus, ces seniors seront aussi moins tentés de considérer, comme l'aurait dit Jean-Claude Juncker, l'ancien Premier ministre du Luxembourg : « Je sais ce qui est bon pour mes concitoyens, mais je ne sais pas comment être réélu si je le fais vraiment. » Un septuagénaire devrait être moins tenté d'effectuer un deuxième mandat qu'un homme beaucoup plus jeune, qui se demande déjà, après avoir été élu, ce qu'il pourra bien faire après avoir été au pouvoir. Dans son dernier essai, « Le Bel Age », Régis Debray entend dénoncer le « jeunisme » ambiant et réhabiliter le respect pour les anciens qui existe depuis toujours en Asie. La personnalité de Lee Kuan Yew à Singapour en a été l'illustration la plus brillante, même s'il n'est pas nécessaire d'être despote pour être éclairé. L'âge n'est certes pas une garantie de sagesse : il y a de vieux fous. Mais l'âge est a priori une protection contre l'impulsivité et le manque de maturité ou d'expérience. Ainsi Giscard d'Estaing en France et Barack Obama aux Etats-Unis sont-ils sans doute arrivés trop tôt au pouvoir.
Pour poursuivre cette comparaison franco-américaine, deux personnalités aujourd'hui peuvent apparaître comme les plus qualifiées pour être élues demain à la tête de leurs pays respectifs. Et ce, non pas en dépit de leur âge, mais bien plutôt, ou en partie au moins, en raison de celui-ci.
Il s'agit bien sûr de Hillary Clinton aux Etats-Unis et d'Alain Juppé en France. En Amérique, les enjeux internationaux doivent retrouver la priorité qui aurait dû être la leur compte tenu de l'évolution du monde. Hillary Clinton n'est pas seulement une grande personnalité politique, elle a été un bon secrétaire d'Etat, pas toujours suivie par le président Obama. Elle a eu la malchance en 2008 de se retrouver aux élections primaires du Parti démocrate, face à un homme exceptionnel, qui, une fois président, n'a pas tenu hélas les promesses du candidat. Si sa santé le lui permet, son heure viendra peut-être en 2016. Elle n'aura alors que soixante-neuf ans.
En France, l'équivalent - toutes proportions gardées, bien sûr - d'Hillary Clinton est Alain Juppé, qui n'aura que soixante et onze ans lors de l'élection présidentielle de 2017. Lui aussi a été un grand ministre des Affaires étrangères. « Le meilleur d'entre nous », pour reprendre la formule de Jacques Chirac, a ce mélange de sens de l'Etat, d'expérience et de « gravitas » qui a tant fait défaut depuis près de deux décennies aux derniers locataires de l'Elysée.
Au-delà du sort particulier de ces deux personnalités, il y a une véritable problématique politique. L'allongement spectaculaire de l'espérance de vie moyenne transforme le regard que nos sociétés vont porter sur l'âge de leurs hommes et femmes politiques. Le respect pour les « ancêtres » et les « sages » qui existait dans les temps classiques est-il sur le point de redevenir de mode en Occident, comme cela a toujours été le cas en Asie ?
Dominique Moïsi est professeur au King's College de Londres et conseiller spécial à l'Ifri.