- Fibre optique dans un atelier d'un bateau affrété par Alcatel-Lucent, chargé d'installer un câble entre les Etats-Unis, Puerto Rico, la Colombie, le Mexique, le Guatemala, et le Brésil. REUTERS/Jose Miguel Gomez. -
Affligeant. Tel est sans doute le qualificatif qui reflète le mieux l'impression que laisse la ènième restructuration que connaît actuellement l'équipementier franco-américain Alcatel-Lucent. Une restructuration qui, à ce stade, n'a plus rien de surprenant, malheureusement: cela fait sans doute une quinzaine d'années que l'on voit l'industriel se faire grapiller, semble-t-il inexorablement, des positions dans le petit monde des équipements de télécommunications.
Affligeant car, objectivement, Alcatel, devenu Alcatel-Lucent en 2006, n'avait aucune raison de connaître pareil destin. C'est bien du reste ce qui indigne tant les salariés et syndicats de l'entreprise.
Le groupe français avait beaucoup d'atouts dans sa poche: avant même sa fusion avec Lucent, c'était un groupe international, avec des usines et des laboratoires de recherchs dans plusieurs pays d'Europe, notamment, outre la France, l'Allemagne et la Belgique. Il n'a pas été non plus le dernier à comprendre l'importance de la Chine, tant comme marché que comme base de fabrication, puisqu'il a pris le contrôle majoritaire de Shanghai Bell —devenu Alcatel Shanghai Bell— dès le début du millénaire.
Et pourtant, rien n'a tourné comme cela aurait pu.
Bien sûr, le marché des télécoms a connu plusieurs révolutions en moins de vingt ans. Des révolutions technologiques d'abord, avec l'arrivée, notamment, du mobile et la transformation des réseaux téléphoniques en réseaux de transports de données.
Des révolutions commerciales ensuite avec la dérégulation généralisée des marchés —il y a vingt ans, chaque pays avait, grosso modo, un seul opérateur de télécommunications et un seul équipementier, comme le tandem France Telecom-Alcatel en France. Et bien sûr l'arrivée de nouveaux concurrents, notamment chinois —surtout Huawei, qui s'est érigé en fournisseur incontournable sur de nombreux marchés.
Cela fait évidemment plusieurs raisons pour perdre pied. Certains du reste ont été carrément rayés de la carte, comme le canadien Nortel, qui n'était pourtant guère un débutant. Les fusions ont été nombreuses (Nokia et Siemens, Alcatel et Lucent).
Mais certains s'en sont tirés: le Suédois Ericsson, par exemple, est lui aussi passé par de très mauvaises passes pendant une bonne partie des années 2000. Mais aujourd'hui, il reste solide et concentre toujours 35% du marché des infrastructures mobiles. Sur les cinq dernières années pleines, par exemple, il a toujours dégagé des bénéfices.
Nokia Siemens Networks a, comme Alcatel-Lucent, accumulé les pertes, mais s'il n'est pas sorti d'affaire, il semble désormais convalescent. Au point que l'activité reste le seul espoir du groupe Nokia, bientôt débarrassé de ses portables.
Alcatel, en revanche, semble aller toujours de mal en pis. Sur les cinq dernières années pleines, seule 2011 a été bénéficiaire. En 1995, année d'un scandale qui avait coûté sa place au PDG Pierre Suard,ses pertes nettes se montaient à 25,5 milliards de francs (3,9 milliards d'euros). En 2001, elles atteignaient 22,73 milliards de francs (3,46 milliards d'euros), et l'an dernier, un peu plus d'un milliard d'euros. Le tout, malgré des restructurations incessantes.
A vrai dire, cette spirale est difficile à comprendre, même si l'on peut tenter quelques explications.
Alcatel a d'abord raté avec constance tous les tournants du marché mobile.
Au début des années 1990, quand Ericsson et Nokia explosent grâce à l'essor du GSM, une technologie européenne, Alcatel, lui, reste largement concentré sur les télécommunications fixes. A l'époque, il est vrai, la Compagnie générale d'électricité (CGE) de Pierre Suard est empêtrée dans les scandales financiers: le groupe est accusé d'avoir surfacturé pour 1 milliard de francs des contrats avec France Telecom.
Rebaptisée Alcatel, l'entreprise, ensuite dirigée par Serge Tchuruk, cherche alors sa voie, se débarrassant progressivement de toutes ses activités non liées aux télécommunications: de la presse (lLExpress) au nucléaire, des câbles (devenus Nexans) à Alstom. Mais elle rate donc la révolution du mobile puisque sa part de marché dans les réseaux GSM n'atteint, au début des années 2000, qu'une dizaine de pourcents.
Certes, rater des tournants technologiques, cela arrive à tout le monde: dans un autre domaine, Ericsson a ainsi, pendant des années, investi des sommes faramineuses dans une technologie —l'ATM— qui a été remplacée par l'IP, autrement dit, le protocole internet.
Mais Alcatel, lui, n'a jamais réussi à rattraper son retard dans la mobilité. Au début des années 2000, il jure qu'il sera présent —et fort— sur la 3G, la norme qui a succédé au GSM et est actuellement la plus courante en France. Pour cela, il s'allie avec le japonais Fujitsu.
Mais pourtant, le Français ne brille pas dans ce domaine, comme l'a reconnu Michel Combes, son nouveau PDG, au printemps dernier. Pour la 4G, on ne voudrait pas être pessimistes, mais...
La recherche d'Alcatel —et depuis sa fusion avec Lucent, celle des Bell Labs— est pourtant réputée. A chaque visite au centre de recherche de Villarceaux, dans le sud de la banlieue parisienne, les journalistes peuvent ainsi voir d'immenses rouleaux de fibres optiques qui ont servi pour des expérimentations ayant abouti à des records de transport de données sur grande distance.
On passera les détails, mais grosso modo, le Français est l'un des leaders des technologies optiques. Et ce n'est qu'un exemple.
Mais visiblement, le management n'a jamais réussi à faire vraiment coïncider recherche, management et marchés. Alcatel a-t-il mis trop de temps à s'adapter à la dérégulation des marchés? A-t-il été trop occupé à sans cesse revisiter ses structures? Les annonces traumatisantes incessantes —on se souvient du fameux «Alcatel doit devenir une entreprise sans usine» lancé au tout début du millénaire— ont-elles démobilisé les équipes? Le management a-t-il manqué de vision stratégique?
Tout cela est fort possible, mais évidemment difficilement vérifiable de l'extérieur. Au fil de ses treize années de présidence, Serge Tchuruk a été de plus en plus contesté. Le rencontrer ne permettait en tous cas guère d'avoir une vision sur l'avenir des télécoms, quand, ailleurs, un Jorma Ollila (Nokia) ou un Lars Ramqvist (Ericsson) étaient capables de fournir à leur interlocuteur des images concrètes sur la façon dont évoluerait, selon eux, les technologies. En se trompant parfois, certes, mais au moins, en donnant ainsi une impulsion à leurs équipes.
Nommer un néerlandais libéral, Ben Verwaayen, pour lui succéder était un pari audacieux pour une entreprise française, mais intéressant. Un moyen, pourquoi pas, de sortir d'un certain mode de fonctionnement qui avait montré ses limites. Ben Verwaayen se révèlera malheureusement peu visionnaire, lui aussi. Sans doute sa marge de manœuvre était elle également fort limitée.
En tous cas, Alcatel a aussi en partie raté un autre tournant important: celui des services. Si Ericsson aujourd'hui tient encore tête à Huawei, ce n'est pas seulement grâce à son excellence technologique dans le sans-fil. C'est aussi parce qu'il a très rapidement, avant même l'an 2000, compris que son métier allait changer: les équipementiers de télécommunications n'ont plus comme clients des administrations des télécoms, avec des hordes d'ingénieurs spécialisés, comme du temps du monopole.
Désormais, les opérateurs sont multiples et fort divers, mais la plupart ont des équipes de recherche plus réduites. L'équipementier doit donc leur simplifier la tâche, non seulement en les conseillant, mais aussi en leur offrant des solutions complètes: des réseaux certes, mais aussi des services sur ces réseaux. Ils leur proposent aussi un financement des réseaux, éventuellement corrélé à la montée en puissance de leur clientèle pour que les dépenses d'investissements restent indolores: l'opérateur paie en fonction du nombre d'abonnés.
Parfois, ils vont jusqu'à opérer eux-mêmes les réseaux —exactement de la même façon que les Vinci et autres Eiffage construisent et opèrent les autoroutes. La division «Global Services» d'Ericsson représente ainsi 43% du chiffre d'affaires du groupe. Chez Alcatel-Lucent, cette activité —qui était, l'an dernier, la seule à dégager des profits opérationnels— ne compte que pour 28% des ventes.
Au final, le chiffre d'affaires d'Alcatel-Lucent n'a fait, en 18 ans, que rétrécir: il a atteint, l'an dernier, 14,4 milliards d'euros, soit seulement 1,3 milliard de plus qu'en 2005, juste avant la fusion! Et surtout bien moins qu'en 1995 (160,5 milliards de francs, soit 24,4 milliards d'euros) et 2001 (121,94 milliards de francs, soit 18,6 milliards d'euros).
Un déclin symbolique, malheureusement, tant il semble refléter celui, industriel, de l'Hexagone. Et pourtant, en apparence, dans son jeu, Alcatel avait bien des atouts...
Catherine Bernard