- Marseille en 2009. REUTERS/Jean-Paul Pelissier -
Le puissant Syndicat national des enseignants du second degré (SNES), bien décidé à mener bataille contre la nouvelle réforme des retraites, avance une donnée édifiante: pour les enseignants nés en 1950, l’âge moyen de départ à la retraite reste de 60 ans, mais pour ceux nés en 1978, par exemple, il sera de plus de 66 ans. Imaginant que les réformes continuent à repousser l'âge de la retraite, les profs craignent de finir d’enseigner pour leur 70 ans. C'est le chiffre repoussoir entendu dans les manifs (c'était déjà le cas en 2003).
La réforme des retraites a-t-elle particulièrement ciblé le métier d’enseignant, au point de rallonger de six ans, voire dix, les carrières? Pas uniquement. C’est en fait la conjonction de deux tendances —la logique des réformes de retraites en effet et surtout l’arrivée tardive sur les estrades des écoles des jeunes enseignants — qui conduit le SNES à envisager l’âge de 70 ans comme un futur, proche, possible (effrayant!) pour les enseignants partant en retraite.
Les profs commencent en effet à enseigner assez tard: 27 ans pour le premier degré et 28 ans pour le second, indique le ministère de l’Éducation nationale. La «mastérisation» a élevé le niveau de la qualification pour devenir professeur (bac + 5), ce concours est parfois réussi après plusieurs essais successifs, ou après des tentatives d’exploration vers d’autres métiers.
L’image saisit tout de suite: 70 ans pour enseigner devant une classe de quatrième, cela parait indubitablement âgé. Même si on n’est pas prof soi-même. Et ceci parce qu’enseignant, surtout au collège, nous apparaît de plus en plus comme un métier difficile. La crise de la transmission, réelle ou fantasmée, est passé par là.
Dans notre imaginaire, le pédagogue idéal censé affronter une classe d’adolescents n’est pas un(e) docte enseignant(e) aux cheveux blanchissants menant un cours magistral mais un(e) prof bourré(e) d’énergie rompu(e) aux pratiques de tenue de classe et capable d’amener des élèves, qui ne sont pas attentifs par principe, sur son terrain.
Et les premiers concernés le disent: pour pratiquer l’art de la pédagogie (quelle qu’elle soit!) il faut avoir l’esprit alerte, une excellente capacité de concentration, de l’énergie. Savoir susciter la petite étincelle grâce à un jaillissement intellectuel, être créatif, tout en maintenant l’ordre. Cette mobilisation est plus coûteuse à 60 qu’à 30 ans. Alors 70…
Le débat actuel sur les retraites a fait émerger le sujet de la pénibilité chez les fonctionnaires: le «compte personnel de pénibilité», qui devrait être instauré en 2015 pour les seuls salariés du privé, intéressent aujourd’hui des métiers du public comme les infirmières des hôpitaux.
Mais les profs sont loin d’être concernés. Ils ne travaillent pas en horaires décalés et si l’on cherche des critères objectifs cette catégorie professionnelle bénéficie d’une longévité remarquable (une enquête de 1984 avait montré que parmi toutes les professions, les instituteurs bénéficiaient de l'espérance de vie la plus importante en France), il n'y a pas eu depuis de données recueillies aussi précises mais on en parle encore!).
Ce qu'on peut avancer en regardant les statistiques de l'Insee, c'est par exemple que les enseignants du secondaire font partie des cadres, et que donc leur espérance de vie dépasse 80 ans. Mais tout de même, pour Christian Chevallier de l’UNSA, prof, c’est un métier sous tension.
Sa collègue du Snes, Anne Féray, souligne que le collège est perçu comme le lieu le plus difficile pour enseigner parce que les classes sont hétérogènes. Parce que l’attention des élèves est difficile, de plus en plus difficile, à capter et à maintenir. La maternelle aussi, constitue un niveau d’enseignement particulièrement fatigant, car davantage physique. De plus, le métier peut paraitre usant parce que monotone, certes les élèves, les programmes changent, les circulaires et les réformes se succèdent dans une carrière. Mais au final tout cela, aussi, créé un sentiment de répétition.
Philippe Watrelot, rédacteur en chef de la revue Les Cahiers pédagogiques, tient tout de même à rappeler que, certes, une heure de cours est un effort intense mais ce n’est ni la mine de son grand-père, ni l’usine de son père. L’enseignant peut organiser comme son travail hors de la classe comme il le souhaite. Mais, à bien y réfléchir, cette prérogative jalousement défendue par les enseignants entraine aussi une solitude dans l’exercice du métier.
Mais surtout Philippe Watrelot, qui est à la fois enseignant et formateur d'enseignants, considère le puissant décalage entre le métier rêvé, souhaité, (élèves attentifs et curieux, calme dans la classe) et la réalité (que je vous laisse imaginer) de classe pèse beaucoup sur le moral des professeurs. Pour le dire autrement: enseigner c’est «déceptif».
Les enseignants consciencieux vivent intensément leur métier et se surinvestissent parfois jusqu’à confondre leur geste professionnel et leur personne. Pour lutter contre cette déprime et l'usure qui en découle, Watrelot donne donc un conseil de bon sens à ses étudiants:«quand on est enseignant, il faut avoir d’autres objectifs de réussite dans la vie». Le point de vue a le mérite de la franchise mais il est tout de même fort peu encourageant.
Pour revenir au vieillissement des enseignants, l'idée de crise de transmission entre générations s'est bien ancrée dans les esprits contemporains. La distance voire l'opposition entre la culture adolescente et la «culture cultivée» transmise à l'école rendraient-elles le travail de plus en plus compliqué?
Le pédagogue Watrelot veut rester optimiste: il faut savoir préserver un intérêt pour la jeunesse et l'adolescence, et «sans jouer au jeune», conserver une certaine bienveillance. La perd-on avec les années? C'est possible, car le moral des troupes est au plus bas.
La souffrance au travail est un sujet qui monte chez les profs. En juin 2012, le rapport de la sénatrice Gonthier-Maurin tendait un miroir effrayant aux enseignants. L’élue y parle de travail «empêché» et de conditions dégradées. L’année dernière une enquête commandée par la MGEN (mutuelle des enseignants) et réalisée auprès de deux milliers d’enseignants de 400 lycées et collèges établissait qu’un professeur sur six souffre de burn out.
Le chiffre avait fait grand bruit. L’ex inspecteur et spécialiste des question de climat scolaire Georges Fotinos, coauteur avec José-Mario Horestein (médecin psychiatre de la Mutuelle) relevait à l’époque que ce burn out «touche 17% des professeurs, contre 11% dans les autres professions et que près de 30% des enseignants interrogés ont dit songer, souvent, à quitter le métier».
Pourquoi? Peut-être parce comme l'analyse la sociologue Françoise Lantheaume dans le rapport sénatorial, les enseignants ont à faire face «au sentiment de ne pouvoir faire ni ce que l'institution et les parents d'élèves demandent de faire, ni ce qu'eux-mêmes en tant qu'enseignants souhaitent pouvoir faire.»
Enfin, le problème que soulignent tous mes interlocuteurs demeure qu’il est difficile de sortir de l’enseignement. La Direction générale des ressources humaines qui gère des centaines de milliers d’enseignants ne donne pas de réponses véritablement satisfaisantes sur les opportunités de passer à autre chose au sein de l’Éducation nationale ou ailleurs. Cette possibilité peut constituer une vraie soupape, même psychologique pour les personnels.
D’après l’inquiétant sondage de rentrée du SNES, plus d’un nouvel enseignant sur deux ne veut pas «finir prof». Le site Aide aux profs, géré par une association qui «a pour objectifs la défense et la promotion des secondes carrières pour les professeurs de tous niveaux», enregistre un nombre de visites croissant. Rendre ces mouvements possibles pourrait faciliter la gestion des fins de carrières et des carrières tout court.
Cela pourrait aussi constituer une réponse à la crise du recrutement qui sévit, surtout en maths (au Capes de cette discipline, en 2013, 818 candidats ont été reçus pour 1.210 postes ouverts). Une sortie du métier possible et choisie, à tous les âges, parce qu'on n'est jamais trop vieux pour enseigner, mais tout simplement fatigué ou démotivé. Un métier, prof, qui ne serait pas présenté ni vécu comme un sacerdoce et que l'on pourrait exercer pour une durée choisie. Une autre vision de l'enseignement, émancipée du mythe de la vocation.
Louise Tourret