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Atlantico : Chômage en hausse, croissance plus qu’en berne, pression exercée par Bruxelles… L’heure est à la morosité. Pour autant, la France reste la 5e puissance mondiale, son avancée technologique est encore très importante dans de nombreux domaines et ses formations continuent de faire référence dans le monde. La France a-t-elle encore conscience de ses forces ? Quels sont aujourd’hui les domaines/secteurs sur lesquels le pays peut et doit capitaliser pour aller de l’avant ?
Erwan Le Noan : La France est un pays riche, qui compte des entrepreneurs, des créateurs, des intelligences … Je sais qu’on entend souvent les uns et les autres débattre pour savoir s’il faut tenir un discours "positif" ou "négatif", portant sur nos atouts ou notre déclin. Je ne crois pas que tout cela ait beaucoup de sens : c’est un faux débat qui nous fait perdre du temps.
Ce discours n’est pas essentiel, en premier lieu parce que l’économie, c’est des faits : le taux de chômage, celui de la dette publique, celui de la croissance … On se fiche un peu de savoir si on a des atouts quand le taux de chômage est au-dessus de 10 %, la dette au-dessus de 90 % : les faits sont têtus et ils sont mauvais. Alors, oui, c’est super qu’en France on sache faire de la technologie de pointe sur le plateau de Saclay, mais le chômeur de la banlieue lilloise s’en contrefiche. Le "positive thinking" public c’est du "wishful thinking" et ça ne sert à rien.
Ensuite, ce discours est dérangeant car il suppose que c’est à la puissance publique de donner l’impulsion économique, de créer la confiance ou de lancer les entreprises. On suppose que si elle identifie les secteurs d’avenir, il suffira d’y mettre le paquet et tout ira bien. Non seulement c’est illusoire (la boule de cristal de l’Etat ne marche pas mieux que celle de Madame Irma), mais c’est aussi dangereux : l’Etat a autant de chances de se planter que les autres – voire plus.
Il faut laisser le secteur privé agir librement. La confiance ne se décrète pas. Les entrepreneurs ne créent pas une boîte parce qu’ils ont décidé d’être optimistes, mais parce qu’ils pensent qu’il y a de l’argent à gagner. Qu’on laisse donc le business se faire !
Jean-David Chamboredon : Il est certain que la France a des forces, mais elles s’auto-entravent. Nous avons des secteurs d’excellence comme l’aérospatial, le luxe, les cosmétiques, l’agroalimentaire, le numérique… Mais il est clair que nous ne nous donnons pas les chances de réussir, et qu’on perçoit un déclin.
Jean-Olivier Hairault : La France possède encore quelques grands fleurons nationaux dans des domaines bien identifiés comme le luxe, l’aéronautique, le BTP, le nucléaire, la pharmacie par exemple. Mais les atouts d’aujourd’hui ne seront pas forcément ceux de demain. Si l’heure est à la morosité, c’est que les Français sentent bien un certain décrochage dans notre capacité à se projeter vers l’avenir. C’est d’abord à cause de la crise de la dette publique qui limite les capacités d’investissement de l’Etat. Cette situation nous empêche par exemple de rattraper notre retard en matière de dépenses dans l’enseignement supérieur. La France consacre moins de ressources que les principaux pays avancés dans ce domaine et elle va finir par le payer dans le futur, car seul le savoir-faire et les qualifications des travailleurs peuvent garantir les progrès technologiques futurs. L’état des finances publiques nous empêche également de renouveler nos infrastructures publiques qui faisaient de la France un pays où par exemple les transports étaient rapides et sûrs. L’effort de recherche-développement est également bien trop faible de la part des entreprises privées pour espérer continuer à jouer un rôle de leader à la frontière technologique dans le futur. Le diagnostic est connu : des marges d’autofinancement trop faibles, essentiellement imputables à des taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés de l’OCDE, et un problème de financement externe qui prive les PME des crédits bancaires pourtant essentiels à leur développement.
Comment le pays devrait-il s'y prendre ? Si un "mode d’emploi" des secteurs stratégiques français devait être proposé, quels en seraient les principaux axes ?
Erwan Le Noan : Il ne faut surtout pas penser en termes de secteurs stratégiques, justement. Stratégiques pour qui ? Choisis comment ? Ce genre de politiques n’a qu’un résultat probant et certain : organiser des partages de subventions publiques, c'est-à-dire de rentes.
La seule politique stratégique à mener, c’est d’être pro business, c'est-à-dire de permettre aux entreprises de se créer et de se développer, ce qui suppose de les soulager du fardeau administratif qui pèse sur elles, de les faire échapper à l’oppression fiscale et de libérer le marché du travail. Aux entrepreneurs privés, ensuite, de prendre les risques (avec leur argent et non celui des contribuables) pour lancer des projets. A eux d’innover. A eux de recruter des personnels biens formés : pour le faciliter, il faudrait aussi rénover le système éducatif, du primaire jusqu’à l'université car il vit encore au siècle passé.
Jean-David Chamboredon : On distingue des axes purement économiques qui montrent que nous avons un mauvais rapport avec le risque et l’investissement. Le pourcentage de financements d’entreprises en fonds propres est à 8%, alors qu’il est à 24 en Allemagne et 49 en Angleterre. Cela signifie que tout le reste du financement de l’économie est de la dette. Et quand vous avez des dettes, vous ne pouvez pas investir, innover, prendre des risques. Le rapport à l’investissement et au risque n’est pas bon, donc. Autre exemple : l’assurance-vie n’est absolument pas investie dans le capital productif. On y retrouve des bons du trésor, de l’immobilier, du CAC 40... tout ce qui n’est pas du capital frais pour l’économie, la croissance et l’innovation. Le rapport Berger-Lefebvre appelle justement à la prise de risque : le gouvernement travaille dessus, espérons qu’il en ressorte quelque chose de concret. Seul le capital permet la prise de risque.
On se crée énormément de contraintes, il suffit pour s’en rendre compte de regarder le code du travail. Les grosses entreprises parviennent à gérer cela, tandis que les petites restent petites. Naturellement, les gens qui poussent pour le changement sont minoritaires.
Jean-Olivier Hairault : Pour aller de l’avant, il ne faut pas uniquement regarder vers le high-tech. Depuis 30 ans, on voit à l’œuvre dans tous les pays développés, un processus de polarisation des métiers aux deux extrêmes de la distribution des qualifications et des salaires, des petits boulots aux emplois dans la nouvelle économie. Ce processus est mal vécu en France, car souvent il va de pair avec une plus grande inégalité salariale mais il va s’intensifier dans le futur.
Beaucoup de métiers vont émerger dans le secteur des services à la personne. Par exemple, l’allongement de la vie en situation de dépendance, plus ou moins grande, va créer une demande très forte pour des métiers dédiés aux services des personnes âgées. De façon générale, le secteur de la santé va se développer, de ces services à la personne aux métiers les plus avancés technologiquement dans le secteur pharmaceutique. La montée du niveau de vie dans le monde va s’accompagner d’une demande accrue d’une meilleure santé, et nos forces actuelles dans ce secteur sont une excellente base de départ et de développement.
Le tourisme va également se développer fortement. Des millions de personnes dans le monde vont acquérir les moyens de voyager, et la France a un patrimoine naturel extraordinaire qui sera notre plus grande source de richesse dans le futur. On entend à tort dans le débat s’élever des voix pour regretter cette dynamique, comme si ce secteur était moins noble que l’industrie. Nous devons au contraire développer le secteur de l’hôtellerie-restaurant par exemple, assurer des moyens de transports plus performants. Nous travaillerons de plus en plus en France dans le secteur des loisirs, et il faut arrêter d’y aller à reculons ou à regret, car c’est une source de développement à fort potentiel.
Evidemment, il y aura demain des nouveaux métiers pour produire des biens industriels nouveaux, dans l’électronique, l’informatique, la robotique… Ils seront dans les secteurs les plus à la pointe du progrès technologique. Ils sont par définition imprévisibles car ils seront le fruit de l’imagination et du travail des chercheurs et des innovateurs. Mais comme toujours, on peut prévoir que le progrès technique permettra de s’affranchir de la rareté des ressources disponibles pour le travail humain. Et évidemment, les nouvelles contraintes liées à l’environnement et aux ressources naturelles vont s’imposer comme le principal levier de l’innovation à l’échelle mondiale : l’économie verte va se développer très rapidement dans le futur ; les biens "écologiques" vont envahir notre univers et ils vont remplacer peu à peu les activités et biens qui polluent actuellement notre planète.
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