Les Français n’ont jamais été à l’aise avec le capitalisme. C’est pourtant l’un d’entre eux, Pierre-Joseph Proudhon, qui a pour la première fois défini ce concept, il y a plus d’un siècle et demi, dans une formule qui reste valable aujourd’hui : « Régime économique et social dans lequel les capitaux, sources de revenu, n’appartiennent pas en général à ceux qui les mettent en œuvre. » Mais les propriétaires de ces capitaux, les capitalistes, sont honnis en France. Les actionnaires ont longtemps été accusés d’être d’horribles rentiers. La dénonciation des 200 familles « maîtresses de l’économie française » par Edouard Daladier en 1934 en est un signe parmi d’autres. Après la guerre, il paraît légitime que l’Etat devienne propriétaire d’entreprises. En 1981, François Mitterrand se fait élire en promettant de nouvelles nationalisations, qu’il lance aussitôt élu. Le capitalisme français est alors un capitalisme d’Etat. Au secteur public les nobles géants qui structurent l’économie – le train, l’énergie ou le téléphone, la grande industrie et la haute finance. Au privé des secteurs considérés mineurs qui font aujourd’hui des fleurons nationaux, les produits de consommation (L’Oréal, BSN qui deviendraDanone), les vulgaires services comme le commerce ou l’hôtellerie.
Cela semble de la vieille histoire et c’est pourtant essentiel pour comprendre le capitalisme français contemporain. De la vieille histoire, car tout a changé en une génération. Les privatisations lancées par Jacques Chirac en 1986 à son arrivée à Matignon, poursuivies par ses successeurs Edouard Balladur, Alain Juppé puis Lionel Jospin avec ardeur, ont chamboulé le paysage. Le répertoire des entreprises contrôlées majoritairement par l’Etat ne contient plus que 1.200 sociétés, contre plus de 2.700 en 1994. Aujourd’hui, près de la moitié des entreprises du CAC 40 sont d’anciennes entreprises publiques (Saint-Gobain, Société Générale, Total) ou issues en partie du secteur public (le Crédit Lyonnais acheté par le Crédit Agricole, l’ancienne filiale de Rhône-Poulenc Rhodia absorbée par Solvay).
Cette mise sur le marché d’entreprises publiques a engendré un vaste mouvement de consolidation (BNP Paribas, GDF Suez, Safran…). Nombre de groupes sont devenus des champions mondiaux – la France en compte davantage que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Le capitalisme français a pu ressembler alors à un arbre qui aurait reverdi après l’hiver. Sauf que cet arbre est privé de racines. La France manque d’actionnaires. Les privatisations en avaient attiré des foules, mais beaucoup ont vendu – le nombre d’actionnaires individuels a chuté de 7 millions il y a dix ans à 4 millions aujourd’hui. Aujourd’hui, tout se passe comme si les autorités voulaient chasser définitivement les détenteurs de capital de ce pays. Avec d’un côté une taxation du capital sans cesse alourdie, dénoncée même par des économistes de gauche comme Henri Sterdyniak. Et de l’autre des réglementations qui dissuadent les assureurs et autres investisseurs institutionnels de détenir des actions. Le message français est simple : le capitalisme, à la rigueur. Les capitalistes, dehors !
Sauf que le capitalisme sans capitalistes se révèle très friable. Des joyaux anciens comme Arcelor, Pechiney ou Euronext ont été avalés par des groupes étrangers. Le même sort frappe impitoyablement les pépites des nouvelles technologies, de Business Objects à Dailymotion. Beaucoup d’autres entreprises doivent leur succès à un entrepreneur ou une saga familiale par nature fragile – voir la déliquescence du groupeLagardère. Le capitalisme français est exposé à tous les vents, tous les prédateurs. La France avait tenté de former des « noyaux durs » qui ont vite explosé. Sans protection, avec des centres de recherche quittant le pays, elle risque de devenir une centrale à charbon, un producteur d’appoint que les autres pays font travailler quand ils n’ont plus de capacités de production disponibles. A moins qu’elle n’invente un autre capitalisme associant entrepreneurs, investisseurs de long terme et salariés.
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