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Le destin tragique du Web 2.0

6/2/13

Mercredi 06 Février 2013  - Le Magazine de la Communication de Crise et Sensible
Par Didier Heiderich, février 2013

Le destin tragique du Web 2.0

 

 

« Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais ; car il tient à savoir vite plutôt qu’à bien savoir. Il n’a guère de temps et il perd bientôt le goût d’approfondir [...] Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous mes yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, je marche dans les ténèbres. » - Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

Episode #twitclash

Janvier 2013. Vif échange sur le réseau social Twitter . Un universitaire reconnu internationalement pour ses travaux en communication poste un tweet pour signaler sa dernière interview dans un grand quotidien national. Aussi tôt, un débutant, tout juste sorti d’une école de communication où enseigne l’universitaire lui rétorque sur Twitter que ses réponses à l’interview sont « LoLesques » ce qui doit signifier dans son étrange vocabulaire qu’il déconsidère le propos du spécialiste. L’adulescent travaille dans une agence de communication connue et ses tweets laissent imaginer qu’il se prend particulièrement au sérieux. L’universitaire lui répond poliment, lui fournit un lien vers une étude sémiotique. Pourtant le jeune homme, aux contours typiques de la génération Y , s’enflamme pour mieux se moquer de l’universitaire, précise qu’il n’est pas du même avis que l’analyse fournie à la presse, qu’il préfère les bloggeurs aux soi-disant experts. Il continue en écrivant que l’universitaire « fait de la com à la papa.» Un doctorat, de multiples recherches, une connaissance approfondie du sujet, des expériences de terrain et internationales : tout est balayé en un seul tweet. Fin de l’épisode, le spécialiste se retire poliment et abandonne le jeune homme à son impolitesse et ses prétentions. Cet épisode simplifié pour les besoins de l’article, est tiré d’un échange réel entre protagonistes de même nature, et que j’ai pu observer.

Affrontement entre analyse et opinion dans l’urgence des réseaux sociaux

On assiste dans cet épisode à un affrontement de plus en plus fréquent entre le caractère scientifique d’une analyse et une opinion, entre institutions et acteurs des réseaux sociaux. Dès la fin des années 90, nous avons pu constater sur internet deux comportements, entre internautes qui utilisaient le web comme moyen d’ouverture et une grande majorité qu’il confortait dans leurs convictions. Cette logique d’opinion semble s’être propagée avec une célérité inouïe, et en 15 ans, elle triomphe sur les réseaux sociaux et plus généralement dans les médias. Nous pourrions imaginer que cette volonté de prendre le pouvoir, d’avoir toujours raison, serait l’apanage de la Génération Y, « adultes rois aux égos surdimensionnés » , comme les désigne le psychologue clinicien Didier Pleux , auteur de De l'adulte roi au tyran roi. Il n’en est rien : le fossé générationnel semble s’estomper dans l’application sans merci d’une guérilla contre les institutions, l’information, les études, les universitaires, les auteurs, les élus et les journalistes. Si les « sciences dures » font rarement l’objet de remise en cause, les tenants des sciences politiques et sociales sont délégitimées par les réseaux sociaux : dans une misologie refoulée ou affirmée, l’internaute se considère comme un expert du Moyen-Orient, de la géopolitique, de la communication de crise, de l’étude des médias et particulièrement de la sociologie d’internet, même si nombre d’analyses émises n’ont aucun caractère scientifique. Et gare aux spécialistes, analystes et universitaires qui tenteraient d’apporter du savoir face aux croyances hétéroclites qui peuplent les réseaux sociaux. Ils risquent l’excommunication et l’opprobre, le « MDR ». Ceci est d’autant plus intéressant que plus les internautes semblent informés et en relation permanente avec plusieurs centaines de personnes, plus semble prévaloir cette logique d’opinion qui supplante les thèses les mieux étayées.

Dans son livre La transparence en trompe-l’œil , Thierry Libaert nous prévenait dès 2003 de la surabondance de l’information qui tend à niveler les informations et à noyer une information dans un océan d’images et de commentaires jusqu’à l’insignifiance. Ainsi information, commentaires, opinions fusionnent pour répondre à l’instant, à l’instance des réseaux sociaux et le public rejette l’analyse, la trouve épuisante, s’en méfie et passe d’une émotion à l’autre dans d’incessantes vagues de colères, d’indignations, d’invectives, de rires, d’euphories, de dysphories dans un flux d’informations dissociées et dénuées de tout contexte. Twitter, ses 140 caractères et sa Time Line contribue à ce flux et reflux. L’obsolescence de l’information sur Twitter intervient en quelques centaines de minutes, que ce soit la fuite d’un dictateur, la panne d’un train de banlieue ou un Tweet décalé d’un personnage politique : tout est placé sur le même plan. Le 23 décembre 2012, en Syrie un raid aérien sur une boulangerie à Halfaya a fait 60 morts et plus de 50 blessés dans un état critique. Cette information n’est restée que quelques heures dans la Time Line du Twitter francophone, rapidement devenue insignifiante. Le sociologue Zygmunt Bauman évoquait, dans son livre « Le présent liquide », le culte de l’éphémère, de l’information jetable, des obsessions et des névroses collectives : le flux de Twitter, tendu, nerveux, discontinu semble relever de cette succession de présents liquides.

Ainsi, l’opinion a plus de saveur, de couleur et soulève plus d’émotion que l’analyse. Le problème qui se pose concerne particulièrement la quasi impossibilité de produire une analyse dans la société de l’éphémère : en compétition avec l’émotion, les convictions et les croyances, elle est balayée par un « LOL », une plaisanterie, une colère ou même un applaudissement. Barack Obama ne s’est pas trompé : si sa campagne en ligne de 2008 était fondée sur la co-création, celle de 2012 se focalisait sur les répliques du tac au tac.

Pensée fragmentée, stress et manipulation

Cette obsession de l’instant, cette frénésie d’informations, ces passages d’un sujet à l’autre en quelques caractères, modulent nos enchaînements de pensées et fragilisent notre capacité de concentration et de discernement. Cette course irrésistible vers le présent interdit à beaucoup de lire un article jusqu’au bout, tant il est urgent de passer d’un titre à l’autre, d’un buzz à l’autre. Je postule que ce bourdonnement assourdissant conduit à une pensée fragmentée, où les sujets se suivent sans lien les uns avec les autres et démobilise progressivement l’esprit critique au profit de « bastions éclairés », c'est-à-dire un renfermement sur des croyances et idéologies appuyés par des sophismes. A l’inverse de ce que l’on peut imaginer cette liberté égalitaire d’internet où chacun se croit en devoir de produire de l’information favorise la manipulation. Dans ce monde, Apple , érigé en religion par ses fidèles, détrône l’extraordinaire découverte du Boson de Higgs  avec la sortie de l’iPhone 5 dans l’actualité des internautes en 2012.

 

Dans le même registre, le conditionnel, de plus en plus utilisé par les médias, devient une vérité et une formule, une analyse. C’est ce qu’appréhende un public devenu liquide, qui coule d’une information à l’autre : aucune analyse étayée plus profonde que le billet d’un blog ne le retient. Le public tourbillonne autour d’un bon mot ou une information contraire à son opinion, ralentit lors d’un choc émotionnel puis continue sa course. Un conditionnel répété devient une information, tout comme l’expression d’une opinion. Pour Marc Lits de l’Université Catholique de Louvain, « L’information ne se réduit pas à des news, des datas, ce que disait déjà Mieke Bal quant elle avançait qu’un récit est un mélange de données cognitives et d’affects. » Mais qu’advient-il de la capacité cognitive du public lorsqu’il est assommé de news et qu’il ne semble exister que dans sa possibilité de produire de l’information dans un internet constitué d’« un puzzle inachevé en même temps que d’étranges coalitions d’idées, de croyances, de doctrines composites. » ? Car pour exister dans la société en réseau, il est urgent de produire et de reproduire. Il y a une discrimination sensorielle entre la lecture complète d’un article de fond et l’écriture d’un statut Facebook qui permet d’être gratifié d’un « like » qui apporte une reconnaissance immédiate. Il y a une forme de désespérance à vouloir ainsi convoquer les membres de son réseau dans l’espoir d’une reconnaissance aussi minimaliste qu’un « like » ou un « retweet ». Elle correspond aux attentes d’une société de la satisfaction immédiate de ses désirs, qui affecte particulièrement de nombreux jeunes adultes, à l’image de l’exemple cité en début de cet article : le désir de célébrité des candidats de la TV réalité et celui d’être - sans délai - l’expert reconnu pour un jeune diplômé procèdent du même mécanisme infantile, de la satisfaction immédiate de ses désirs et de la pensée magique.

L’internaute est acculé à l’urgence, à sa volonté de multiplier ses « amis » Facebook, érigés en système de vie. On produit des « amis Facebook » ou des followers sur Twitter, tout comme on produit de l’information, avec la volonté d’être un « e-influenceur » dans une confusion entre popularité et influence : ici encore, il est urgent de multiplier ses « amis » virtuels. S’il est indéniable que des liens profond se tissent sur les réseaux sociaux – 1 américain sur 8 marié en 2008 a rencontré l’âme sœur sur internet – dans de nombreux cas le lien et la personne reliée sont considérés comme de l’information, au même titre qu’un statut Facebook , faute du temps humain nécessaire pour entrer en une véritable relation, même brève. L’être n’est pas déshumanisé dans cette relation, il n’est plus qu’information, donc au niveau le plus bas de la hiérarchie de l’univers. Personne n’est à accuser de cette désacralisation de l’humain, elle est le fruit d’une dérive structurelle des réseaux sociaux où les sollicitations de contacts sont permanentes. Nous pouvons cependant imaginer qu’il y a quelque chose de morbide dans la course effrénée que certains mènent à vouloir développer ainsi le nombre de contacts virtuels, à l’instar des addicts du jeu. Mais hors ces cas pathologiques, il y a l’habitué des réseaux sociaux, hyperconnecté, hyperactif et hyperinformé. Dans son excellent livre Le culte de l’urgence , la sociologue et psychologue Nicole Aubert postule que cette hyperactivité conduit à une « altération du comportement qui se manifeste par une grande irritabilité, une forte nervosité et une capacité à se mettre en colère de façon fréquente, injustifiée et imprévisible. »

 

Postulons que cette pensée fragmentée assaillie par les émotions conduit progressivement à une perte de la capacité de concentration des publics. Pour le docteur Maryanne Wolf, directrice du Centre de recherche sur la lecture et le langage de l’université Tufts , « Avec le numérique, notre attention et notre concentration sont partielles, moins soutenues. Notre capacité de lecture se fixe sur l’immédiateté et la vitesse de traitement. Nous privilégions une forme de lecture qui nous permet de faire plusieurs tâches en même temps dans des larges ensembles d’information. Les supports numériques ont tendance à rendre notre lecture physique (tactile, interactions sensorielles…) tandis que le lire nous plonge plutôt dans un processus cognitif profond. » Nicholas Carr expliquait à ce propos : « La chose la plus effrayante dans la vision de Stanley Kubrick n’était pas que les ordinateurs commencent à agir comme les gens, mais que les gens commencent à agir comme des ordinateurs. Nous commençons à traiter l’information comme si nous étions des nœuds, tout est question de vitesse de localisation et de lecture de données. »

Pire, les publics ont le sentiment de gagner en liberté par leur participation effrénée à la production d’informations. Mais cette production est tellement fragmentée dans un flux incessant, soumise aux émotions, dans une confusion entre contacts, information et commentaires, qu’au contraire, la manipulation par l’émotion, le cadrage menteur, la séduction, l’amalgame affectif, le signe, l’indice, devient aisée.

Ainsi la liberté d’internet qui permet à des informations autrefois absentes d’exister a muté pour s’emparer de l’instantané, du facile, ce qu’en France le mouvement « Les pigeons » a bien compris dans sa démarche faîte d’images et de textes simplistes méticuleusement maquillés en saut d’humeur et spontanéité.

Faussaires volontaires et involontaires

D’égalitaire et de libertaire, la société de l’information devient égalisatrice et liberticide, l’industrie du « faking », du faux, de l’usurpateur, se développe dans une surenchère étonnante : ainsi à peine le Web 2.0 était-il proclamé par des marqueteurs, que des prophètes du Web 3.0 apparaissaient, à peine le livre de Christian Salmon sur le storytelling était-il édité en France que des gourous en narratologie proposaient leurs conseils. Ce monde de l’éphémère est fait de comportementalistes, de coachs en toutes disciplines, de « libres penseurs » et autres « chercheurs indépendants » prêts à se saisir de toutes les modes et opportunités pour mieux les enrober d’emprunts plus ou moins savants à des études scientifiques. Le pire, ce ne sont pas les médias ou les éditeurs qui prêtent voix à cette forme subtile d’imposture qui produit de la médiocrité, mais parfois même l’Université qui leur abandonne quelques heures de cours. Certains en profitent pour de se déclarer « universitaire » alors qu’il faut être Docteur, Maître de Conférences ou Professeur et chargé de recherches pour prétendre l’être : qu’importe, dans le tourbillon des réseaux sociaux, les deux sont placés sur le même plan, derrière le paravent de spécialiste ou d’expert, convoqué par les médias.

Dans cet univers aux miroirs déformants, Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l'Orient, est supplanté par la militante féministe Caroline Fourest lorsqu’il s’agit de s’exprimer dans les médias sur le monde musulman : le premier est analyste, la seconde a un conflit personnel avec l’islamologue et très religieux Tariq Ramadan qu’elle règle volontiers sur un plateau télévisé. Le premier demande de se saisir de savoirs, la seconde de prendre position : dans les médias en concurrence avec internet, aussi, l’opinion prévaut à l’analyse.

De même, alors que la tectonique des plaques géopolitiques est inquiétante, les médias se sont focalisés en France, fin janvier 2013, pendant 72 heures, sur la sortie de prison de Florence Cassez au Mexique : alors qu’en soi cette information était brève, il y a eu une construction de l’émotion sans aucune mesure avec l’importance de l’information. Dans cette conception étrange de l’information, la journaliste Ruth Elkrief s’érigeait en juge de l’affaire Florence Cassez en déclarant le 24 janvier 2013 sur BFM TV « Florence Cassez est innocente, mais pas innocentée. » Surprenante analyse qui pourtant est restée inaperçue. Ainsi, la manipulation ne vient pas toujours des tenants du pouvoir : elle est le fuit de prétentions, de volontés de reconnaissance, de mise en scène de soi, parfois jusqu’à l’absurde, dans une course qui mime les candidats de la téléréalité, téléréalité dont se rapproche le traitement de l’information par les médias qui allaient jusqu’à nous indiquer le menu de DSK dans un restaurant de New York lorsque celui-ci était sous les feux de l’actualité en 2011 ou lorsque BFM, chaine d’information continue française, nous révélait fin janvier 2013 « «Florence Cassez va manger des frites en famille» . Nous pourrions multiplier ces exemples. Il y a une forme d’influence, faite de manipulations fragmentées en de multiples acteurs dont les voix concordantes finissent par porter car elles maîtrisent parfaitement les codes qui conduisent de la vacuité à la reconnaissance. Et elles trouvent pignon sur rue : une imposture initiée sur Facebook, Twitter ou un blog, se développe sur les plateaux télévisés et enfin se légitime à l’Université. Ces voix, séductrices, ont su développer un vocabulaire savant et enjôleur et bâtissent des ponts approximatifs entre des disciplines pour mieux s’emparer de quelques mots doctes dont elles feront commerce. Lorsque qu’une pseudo-analyse flatteuse est sans cesse répétée, elle devient rapidement plus prégnante dans la société de l’urgence que toute étude de fond : malheureusement, la gestion de crise et la communication de crise n’échappent pas à cette indigence ambiante, tout particulièrement et logiquement dans la sphère internet.

Illustrons notre propos par l’autopsie d’un maraudage : le Web 3.0, avatar prétentieux du déjà très approximatif Web 2.0. Une fois proclamé « eux, ils ne sont que 2.0, nous nous sommes déjà 3.0 !», il fallait évidemment trouver un contenu à cette affirmation stupéfiante. Elle fut toute trouvée en 2006 : le Web 3.0, ce sera le Web sémantique. Cette terminologie radieuse est issue de l’excellent article « The Semantic Web » de Tim Berners-Lee, James Hendler et Ora Lassila publié dans Scientific american en mai 2001, qui évoque la possibilité d’associer le Web avec des objets logiciels et un moteur d’inférence (intelligence artificielle), schématiquement, pour faciliter l’accès aux données. Le Web 3.0 se voudrait Web sémantique pour de multiples gourous qui ont fait de cette terminologie leur trophée. Alors comment expliquer que l’article « The Semantic Web » n’a été expédié que 6 fois sur Twitter depuis sa page d’origine ? Pourtant, le terme, rien qu’en anglais, renvoie à plus de 9 millions de pages sur le moteur de recherche Google. Surtout, Tim Berners-Lee, James Hendler et Ora Lassila n’ont jamais évoqué spontanément le Web 3.0. Et si Berners-Lee a effectivement fait le lien entre Web sémantique et Web 3.0, c’était uniquement dans une réponse donnée en 2006 à la journaliste Victoria Shannon . Tim Berners-Lee a ensuite regretté d’avoir utilisé la terminologie Web sémantique qui, pour son auteur, prête à confusion pour lui préférer la terminologie Web des données , évidemment moins attractive. Mais qu’importe, Wikipédia fait le lien entre les auteurs, le Web sémantique et le Web 3.0, avec des raccourcis discutables, ce qui permet à une myriade de consultants Web d’instrumentaliser Tim Berners-Lee, inventeur du World Wide Web , pour justifier leur offre.

Cette falsification prend facilement forme car elle est présidée par de la séduction : la terminologie est magnifique, elle valorise ses porteurs. Elle peut même trouver des explications simplistes mais séduisantes pour des personnes issues du management ou d’écoles de communication, peu informées des systèmes formelles, une branche avancée des mathématiques qui régit le Web des données.

Et la dénaturation du Web des données issue de l’industrie du faking (du faux) a Wikipédia pour complice involontaire, mais structurel, nous allons y revenir.

Dans ce monde fragmenté, liquide où « nous transférons notre intelligence dans la machine, et la machine transfère sa façon de penser en nous », il suffit de quelques sources différentes, de mots doctes et séduisants pour construire de toute pièce un artefact communicationnel qui produira une pensée faussée, médiocre, mais commune. Dans un second temps l’artefact finira par être confondu avec une analyse. Pour Nicole Aubert, l’urgence « ne laisse plus le temps humain de la réflexion créatrice ». Ainsi la pseudo-analyse sera reproduite, commentée, ceci en toute honnêteté pour s’élever en dogme, reproduit par des faussaires involontaires qui célébreront l’imposteur initial : plus l’information circule rapidement, plus elle est dense, plus la manipulation est aisée. Google, par sa tyrannie, est complice de cette manipulation. Dans l’urgence, l’internaute se concentre sur les premiers résultats fournis par le moteur de recherche. Ainsi, mieux vaut être bien référencé sur Google avec un billet de blog pour avoir pignon sur rue que mal référencé pour une analyse scientifique. D’ailleurs, Google l’a compris : le moteur de recherche choisit de fournir des résultats populaires au risque d’être abandonné par les internautes. Pour ceux qui désirent approfondir leur savoir, le moteur de recherche propose une section spécifique, Google Scholar , qui référence les articles à caractère scientifique.

Le rejet du savoir au profit du banal éphémère

Manuel Castells écrivait en août 2006 « Torturer un corps est bien moins efficace que façonner un esprit. Voilà pourquoi la communication est la pierre angulaire de la puissance. » De la société de l’information, nous sommes passés dans une société de l’éphémère, de l’émotion, du commentaire, de l’information divertissement, de l’artefact : alors qu’internet offre la liberté de s’informer longuement, d’accéder aux rapports et analyses, de mettre en exergue une information méconnue et se forger un esprit critique, les réseaux sociaux ont choisi le camp adverse, celui de l’information jetable, de l’insignifiant, du résumé en 140 caractères, de la vidéo d’une minute, de l’image réductrice, du « Like » et du Buzz, qui se succèdent l’un à l’autre. Manuel Castells, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley en Californie, analyste mondialement reconnu de la sociologie d’internet, précurseur, est célébré dans la communauté scientifique. Cependant, ses conférences en France retransmises en direct ne sont suivies en ligne que par quelques dizaines de personnes parmi les milliers de spécialistes en réseaux sociaux, eRéputation ou encore les community managers, bloggeurs et journalistes web. Aucune TV, aucune radio n’a invité Manuel Castells lors de sa venue en France en 2011 : pour faire les plateaux TV, mieux vaut expliquer dans un vocabulaire alambiqué une absurdité telle que « dans le non-verbal, compter sur les doigts permet de démontrer que l’on est dans un système binaire » qu’être un scientifique reconnu mondialement.

Le triomphe du pseudo savoir est assez curieusement le fruit de la compétition qui s’exerce sur les réseaux sociaux. Pierre Bourdieu l’expliquait déjà concernant le journalisme « la concurrence, loin d’être génératrice d’originalité et de diversité, tend souvent à favoriser l’uniformité » , phénomène que Jean Baudrillard nommait « le degré Xerox » d’une société de la reproduction des idées accessibles au plus grand nombre, magnifiquement représentée dans l’œuvre d’Andy Warhol. Les utilisateurs forcenés des réseaux sociaux préfèrent la conformité à l’originalité, mais adorent la nouveauté : un iPhone un peu plus grand ou qui découvre la couleur blanche fait l’événement. Le Web recycle plus qu’il n’invente, conforte les idées reçues et les croyances plus qu’il ne créé dans « un ensemble de présupposés et de croyances partagées » . Ce conformisme est renforcé par un ensemble de codes et signes propres aux réseaux sociaux, poke pour Facebook, hashtag pour Twitter ainsi qu’un vocabulaire alambiqué en franglais, dont ne se séparent pas les geeks , spécialistes du Social Quelque Chose ou du Digital Quelque chose, pour mieux évoquer des buzz. Ces compositions sémantiques permettent d’entretenir l’illusion de la nouveauté, de focaliser l’imaginaire sur le plus petit dénominateur commun loin de tout « processus cognitif profond ». Cet ensemble de sous-cultures composites se nourrit d’un perpétuel présent, ne laisse aucun répit à l’esprit, interdit l’édification d’une pensée profonde et stratégique : logiquement puisque la stratégie s’inscrit dans la durée et non dans l’instant. Ces sous-cultures abandonnent ainsi à d’autres une partie de leur pouvoir de savoir, de penser, d’inventer, de prévoir, de gouverner, alors que c’est précisément ce qu’elles revendiquent, et pire, pensent détenir et farouchement protéger.

Wikipédia participe à ce nivellement démocratique. L’idée originelle est celle de l’encyclopédie ouverte : magnifique. Le problème de Wikipédia est de permettre des contributions anonymes, totalement libres en comptant sur une forme savamment orchestrée d’autocontrôle par les contributeurs. Une erreur : Wikipédia a muté d’une encyclopédie du savoir en une encyclopédie du banal. Ainsi ouverte à tous les contributeurs, la structure des articles les plus discutés sur Wikipédia ressemble pour beaucoup à un exposé de lycéen. Je laisse au lecteur le soin de méditer sur cette phrase issue de Wikipédia pour en mesurer sa vacuité encyclopédique : « Comme le web 2.0, le web 3.0 tend à développer un certain nombre d'outils et de services permettant de répondre à des besoins de plus en plus forts de la part des internautes. Ainsi on voit émerger des représentations graphiques des réponses à ces besoins tels que la pyramide de Maslow du web 3.0 » Le choix démocratique des articles est également discutable, lorsque l’on voit la place laissée à Justin Bieber , jeune chanteur de 18 ans dont Wikipédia conte… les amourettes : l’encyclopédie libre a ouvert ses portes à l’insignifiance évoquée par Thierry Libaert. Son système « démocratique, libre, anonyme » en fait une encyclopédie du banal, voir une encyclopédie d’opinion si on s’attache non au contenu qui se veut informatif, mais au choix des articles qui résulte de l’intérêt des contributeurs pour tel ou tel sujet. Wikipédia est l’empire de l’insignifiant : stupéfait, j’ai vu un jour une page qui m’était consacrée apparaître, les éléments biographiques étaient certes flatteurs, mais déformés. N’étant ni directeur de recherche, ni une personnalité à ce point indispensable, j’ai écrit au président de Wikimedia France pour demander la suppression de ma page, il m’a poliment répondu le 5 décembre 2011 « Il me semble difficile de proposer à la communauté de supprimer votre page parce que vous rentrez dans les critères d'admissibilités de Wikipédia » : il m’a fallu des mois et user de patience pour enfin disparaître de Wikipédia le 12 avril 2012, entre temps j’ai pu apprendre me concernant une multitude de choses que j’ignorais.

C’est d’autant plus inquiétant que structurellement une recherche sur Google conduit inévitablement à Wikipédia, aux articles approximatifs et aux choix d’articles pour le moins discutable : comment expliquer à des lycéens que la sulfureuse Loana , non, ce n’est pas la même chose que Zygmunt Bauman, alors que Wikipédia, dans sa logique d’opinion, a un article consacré à Loana deux fois plus important en volume que celui consacré au sociologue Zygmunt Bauman qui a construit un modèle de pensée ? Comment expliquer, qu’un jour, un administrateur de Wikipédia, qui se décrit comme Geek, a décidé de la suppression immédiate de la page consacrée à la communication sensible, alors que cette nouvelle discipline de la communication est enseignée à l’UCL, fait l’objet d’une thèse de doctorat et que dans le même temps, l’ « encyclopédie » consacre à l’ex-prostituée Zahia un article très long avec une section « Collaborations artistiques » ? Dangereuse médiocratie qui explique que j’interdis l’utilisation de Wikipédia à mes étudiants .

Communication de crise, artefacts et théorie du soupçon

« Lorsqu’on est dans un contexte où l’usage des techniques de manipulation est fréquent, il n’est pas rare que les auditoires se protègent, instinctivement ou volontairement, de toute entreprise de conviction, y compris lorsqu’elles sont légitimement argumentatives.» Philippe Breton, 1999

Nous venons de le voir, les publics n’ont plus le temps d’intégrer une actualité, de l’analyser que celle-ci est balayée par une autre instance. De même, il est aisé dans ce temps compressé d’être trompé par des raccourcis, noyé dans l’insignifiant, détourné par l’invective, égaré par de pseudos savoirs mêlés de croyances et d’impostures.

S’est développée une théorie du soupçon. Les scientifiques sont soupçonnés d’être trop complexes, les entreprises d’être des monstres au service de l’argent, les politiques des manipulateurs, les syndicats des irresponsables, les journalistes des ignares et l’ENA ou Harvard de produire des imbéciles, dans des affrontements permanents. Alors, les publics liquides préfèrent s’écouler dans les vallées plutôt que de grimper les sommets. Les politiques de l’extrême l’on bien comprit, profitant des suspicions et de la possibilité de jouer de sophismes pour combler, par l’émotion la complexité, encore plus particulièrement en situation de crise. Nous avons pu le voir en janvier 2013. Le mouvement islamique Harakat Al-Shabaab Al Mujahideen exposait, par son service de presse, sur les réseaux sociaux et dans une mise en scène macabre le corps du soldat français tué dans l’opération de libération d’un otage détenue par cette organisation en Somalie : corps déposé sur un drap et entouré des armes du militaire. Nombre d’internautes français ont relayé cette image et certains les communiqués de presse de cette organisation terroriste. A tous ceux qui s’en offusquaient, les internautes rétorquaient en plaçant sur le même plan les journalistes et les terroristes dans la fabrique de l’image. Cette confusion, entre communication d’une organisation terroriste et le rôle d’informer de la presse, pourrait sembler être le fruit d’extrémistes complice des terroristes : ils sont pourtant émis principalement par des citoyens dans la norme. Ainsi, les journalistes n’échappent pas à cette règle qui veut que l’individu derrière son écran se veut plus légitime que toute institution, y compris la presse. Si un acteur légitime, journaliste de guerre, pompier, médecin, universitaire etc. est décrié sur les réseaux sociaux, nous pouvons comprendre à quel point les acteurs directement mis en cause, illégitimes en raison de la nature de leur activité, peuvent éprouver des difficultés à communiquer en situation de crise. D’autant plus qu’il est facile de disqualifier une communication de crise : il suffit de dire qu’il s’agit de communication. Car il est vrai qu’à force de communication frelatée, le soupçon peut être justifié : il suffit de mesurer les écarts entre la communication sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et la réalité du terrain. Thierry Libaert vous conseillera, pour connaitre la réalité d’une politique RSE, de lire le rapport financier de l’entreprise et non le rapport RSE .

Ainsi, les publics réalisent ce qu’Umberto Eco , professeur de sémiotique à l’Université de Bologne, nomme « les gaspillages interprétatif » avec le risque d’une « surévaluation des indices » et « une propension à juger significatifs les éléments les plus immédiatement apparents » . C’est précisément ce que la société de l’urgence a pour conséquence : l’indice devient preuve par la magie de la surinterprétation et même le soupçon est supplanté par la défiance. Cette donne permet de fabriquer de toute pièce des artefacts de communication destinés à induire les publics en erreur. Aussi l’argument est confondu avec du discours : mais alors qu’argumenter procède d’une logique honnête , le discours peut être manipulateur, notamment en communication de crise. Certains jugent plus aisé de jouer sur les perceptions et les indices que la compréhension : Facebook victime d’un bug qui s’est produit en 2012 était accusé de laisser paraître des messages personnels postés en 2009 au plus grand nombre. Pour sa défense, le géant des réseaux sociaux a évoqué « Les internautes ont simplement oublié comment ils utilisaient le Wall [Mur] à l'époque », c’est à dire qu’ils étaient peu soucieux de leur vie privée. A notre grande surprise, l’explication, pourtant faible, du géant des réseaux sociaux a séduit les spécialistes de la eRéputation, qui ont fortement relayé Facebook, prêts à se moquer de ces utilisateurs inconsistants qui ignoraient les risques d’internet. Pourtant, en 2009, le sujet de l’époque était justement, le droit à l’oubli : dans le monde de l’instantanéité, 2009 paraît être un autre âge, Facebook l’a compris pour agir sur nos perceptions.

Il est devenu très difficile d’entreprendre une communication de crise responsable, pédagogique, honnête : le public attend un mot, demande de se faire une opinion en 140 caractères, en un statut Facebook ou une vidéo de 2 minutes, exige de l’émotion, de la vraisemblance sous couvert de transparence et analyse plus la forme que le fond. Comment, lorsque l’on vient d’une industrie décriée, expliquer la nature d’une crise ? Comment sans en avoir le temps, peut-on convaincre de la complexité d’une situation ? Ce n’est pas facile : dans le monde de l’éphémère, du perpétuel présent, de l’information jetable et du « LOL », le discours trompeur s’avère plus efficace que l’honnête explication, la manipulation plus aisée que l’éclairage pédagogique.

Le destin tragique du Web 2.0

Le Web 2.0 est le fruit d’un malentendu. Dès sa naissance, internet a été utilisé dans le cadre d’échanges entre groupes d’individus, il était donc « social » avant que les marqueteurs ne décident de déclarer un Web 2.0 qui serait social en remplacement d’un Web qui ne l’était pas : il suffit de lire « La galaxie internet » de Manuel Castells écrit en 1999 pour se rappeler que Usenet, dès 1979 était un système de forums en réseaux. En revanche, il est vrai que son utilisation s’est démocratisée et affranchie de barrières technologiques progressivement. Son accès au plus grand nombre, positif sur de nombreux points, conduit cependant – et plus particulièrement depuis les usages mobiles d’internet – à une socialisation d’un banal survalorisé qui capte toutes les intentions. Il produit une pensée fragmentaire et superficielle d’individus soumis au devoir de produire de l’information, où même l’humain devient une information dans une relation liquide. Internet ouvrait la porte aux savoirs, à la connaissance, aux bibliothèques du monde entier, à la possibilité de tisser des liens entre individus pour réaliser des constructions conjointes.

Il a profondément muté pour laisser place à l’urgence de produire de l’information, de l’opinion, de l’insignifiant, de l’éphémère, dans un évanouissement sans lendemain et un égalitarisme béat. Tocqueville écrivait « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères.»

Ainsi, le Web 2.0 a peut être pour destin tragique de nous distraire plus que de nous informer, de nous dispenser de lectures profondes au profit de quelques caractères, de nous conforter dans nos opinion plutôt que de développer l’esprit critique, de nous contraindre à l’instant, de construire une société du « LoLesque », pressée par ses désirs, une société du banal qui cherche à se débarrasser de ses angoisses par une production répétée de soi, jusqu’à l’absurde - s’il le faut -, dans un perpétuel et insignifiant présent.

DH.

Didier Heiderich est Ingénieur CESI, président de l’Observatoire International des Crises et fondateur du Magazine de la Communication de Crise et Sensible. Consultant et formateur, il forme et accompagne depuis plus de douze ans les entreprises et institutions en situation de crise, en France et à l’étranger (Europe, Afrique, Magreb, Moyen-Orient, Orient,...) et intervient régulièrement à l’ENA, l’IHEDN ou encore l’Université de Genève. Maitre de conférences invité en Relations Publiques à l'UCL (Belgique), il enseigne au niveau Master dans plusieurs grandes écoles et universités. Il est l'auteur de "Rumeur sur Internet" (Village Mondial, 2004) et de "Plan de gestion de crise" (Dunod, 2010) et a participé à de nombreux ouvrages. Enfin il écrit régulièrement dans la presse spécialisée ou nationale.

 

 

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